Entretien avec Balázs Fűzfa, historien de la littérature, à l’occasion de la réédition du chef-d’œuvre de Géza Ottlik Une école à la frontière (Syrtes, 2023)
« […] ce n’est pas un livre ordinaire, un roman parmi d’autres, mais la synthèse de l’œuvre complète d’un écrivain de talent trop consciencieux, murie pendant de longues années »(1), a écrit Balázs Lengyel à l’occasion de la sortie d’Une école à la frontière, en 1959. Les décennies écoulées depuis sa parution ont confirmé le « pressentiment » de Balázs Lengyel : ce livre occupe une place exceptionnelle dans la littérature hongroise. Pourquoi Une école à la frontière n’est-il pas un « livre ordinaire » ?
Ce roman est devenu un point de repère dans la littérature hongroise. Il est tout simplement impossible de parler de prose (post) moderne hongroise sans le mentionner. Du point de vue de l’histoire de la littérature, sa plus grande originalité est la multiplication des dimensions temporelles et narratives. Ce procédé nous est familier depuis le 19e siècle, on le retrouve notamment chez Flaubert dans Madame Bovary (1856) ; la littérature hongroise en connaît également plusieurs exemples : le roman court de Pál Gyulai Le dernier maître d’un vieux manoir (1857) s’organise autour de changements temporels de même nature et les ballades de János Arany sont d’une modernité incontestable, tout particulièrement Les deux pages de Szondi (1856), un récit qui peut être mis en parallèle avec Une école à la frontière à plus d’un titre. Plus tard au 20e siècle, le roman de Sándor Márai Paix à Ithaque raconte également la même histoire en se plaçant de plusieurs points de vue différents. Le roman d’Ottlik se distingue de ces romans et d’autres œuvres par les changements complexes, non linéaires qu’il introduit entre les dimensions temporelles et narratives.
À mon sens, le style poli d’Une école à la frontière est également incomparable : facilement accessible au lecteur lambda, le texte séduira tout autant un physicien nucléaire, un professeur de neurosciences qu’un chanteur d’opéra.
De fait, en puisant dans un registre de langue ordinaire, il est capable d’exprimer les aspects les plus complexes de la conscience humaine. Il prétend ne faire que raconter une histoire, ce que nous acceptons naïvement sans nous rendre compte que, ce faisant, il nous révèle la « structure la plus secrète » de notre existence et ne fait rien de moins qu’évoquer des questions fondamentales de la conscience humaine : « qui suis-je ? » (Petőfi), qui est l’autre ? et qu’ai-je à voir avec lui ?
Ottlik lui-même évoque dans son essai sur le roman(2) les risques portés par toute interprétation d’une œuvre romanesque (« Même si le roman peut permettre une ou plusieurs interprétations, l’une indépendante de l’autre ou l’une contredisant à l’autre, ces interprétations n’en sont que des pièces détachées au même rang que ses autres éléments de construction : pierres, mortier, échafaudage peut-être »). Il existe de nombreuses réponses pertinentes à la question « de quoi parle Une école à la frontière ? » (« des difficultés de narration », du caractère malléable du temps, de l’amitié, de l’amour, etc.). Selon vous (3), le roman parle clairement de la liberté. Pourquoi ?
Je ne pense pas qu’un roman qui se déroule dans l’univers extrêmement fermé d’une école militaire puisse parler d’autre chose. Un tel texte ne peut parler que des possibilités de compréhension mutuelle et de la liberté ou de l’absence de celles-ci. Car la liberté et la compréhension mutuelle sont les valeurs les plus importantes de notre vie. Certes, l’amour fait également partie de celles-ci, mais c’est un autre thème, sujet de beaucoup d’autres romans et poèmes. Toutefois, s’agissant d’un roman qui embrasse l’univers entier, Ottlik dédie une phrase mystérieuse à l’amour aussi « Nous étions unis par les liens, noués pour l’éternité, d’une solidarité, malgré nous, oui, liés par quelque chose, comme une sécrétion — acide lactique ou résine — qui provenait de blessures ou de courbatures, de douleurs et de fractures, et qui nous permettait de vivre ; quelque chose qui était peut-être moins que l’amitié et plus que l’amour » (4). Cette citation prouve également que le texte reste imperméable aux tentatives de lui trouver un sens définitif, et probablement, c’est justement cela qui constitue son essence : relisant le roman à différentes étapes de notre vie, chaque phrase acquiert un nouveau sens, appelle de nouvelles interprétations.
Pour les jeunes garçons de 12 à 14 ans du roman, une seule question importe vraiment : est-ce qu’ils pourront vivre librement une fois adultes ? Est-ce qu’ils auront le courage de prendre les bonnes décisions, et non celles dictées par le compromis. « Serons-nous prisonniers ou libres ? », demandera l’un d’entre eux dans Buda [autre roman d’Ottlik, considéré comme la suite d’Une école à la frontière NDT] avec les mots du poète Petőfi.
Dans sa strate la plus profonde, Une école à la frontière parle sans doute de cela. Que notre seule issue est de regarder l’autre dans les yeux, d’éliminer le mensonge de notre vie et d’accepter la vérité, même si elle s’avère fatale.
Mais même ainsi, Une école à la frontière nous offre quelque chose : la grâce. La phrase de l’apôtre Paul inscrite sur la façade en sgraffite de Kőszeg « Non est volentis, neque currentis, sed Dei miserentis » (« Cela ne dépend donc ni de celui qui veut ni de celui qui court ; mais de Dieu qui fait miséricorde ») est un élément structurant du roman.
« Le fait que Babits a accepté ma nouvelle Drugeth-legenda (“Légende Drugeth”) équivalait à remporter aux Jeux olympiques le 200 mètres en plus du 100 mètres. » (5) Pour Ottlik, athlète prometteur dans sa jeunesse, la revue Nyugat (« Occident ») était « mètre à ruban et chronomètre » c’est-à-dire : repère. Quels éléments d’Une école à la frontière peuvent être associés à la tradition littéraire incarnée par la revue Nyugat ?
D’abord et avant tout, une exigence à l’égard de la langue. Ce roman utilise une langue minutieusement ciselée, qui semble pourtant spontanée et dont la précision et la régularité évoquent un chronomètre qui marquerait chaque seconde à l’infini. Le texte d’Ottlik est similaire :
quelques dizaines de milliers de mots arrachés à la mer infinie de mots et ordonnés dans une série unique, immuable. On ne peut y enlever ni une conjonction ni un accent au risque de modifier le sens de l’ensemble.
Comparer le titre de la première version du roman avec celui de la version définitive plus tardive de dix ans permet de comprendre mon propos : qui ne perçoit pas la différence significative qui existe entre Továbbélők (« Ceux qui continuent de vivre ») et Iskola a határon (« Une école à la frontière ») ? Le premier n’est pas mauvais, mais le second est beaucoup plus mystérieux, riche de sens, plus symbolique.Dans l’une de ses interviews (6), Ottlik dit qu’à l’âge de sept ans, il pensait qu’une fois écrivain, l’exercice de sa profession consisterait à « vivre ». Dans votre livre consacré à Une école à la frontière (7), vous confirmez que pour Ottlik, le texte n’est pas le plus important, « l’existence elle-même est l’œuvre ». Qu’entendez-vous par là ?
Comme écrivait Ady dans Nouvelle légende hunnique : « J’étais le Maître, le Poème n’était qu’un servant flamboyant ». Ottlik était en harmonie avec les principes d’Ady qu’il aimait et respectait énormément. Il est notoire — György Czigány nous le rappelle — qu’à l’occasion de la sortie de son livre sur le bridge en Angleterre, on écrivait à son propos : « dans son pays, il est également connu en tant qu’écrivain ».
On sait bien sûr, et lui-même le pensait, qu’Une école à la frontière est la plus importante de ses œuvres et qu’une seule grande œuvre suffit pour assurer l’immortalité.
Je pense toutefois qu’Ottlik a vécu sa vie avec une telle élégance que, pour recourir à un paradoxe, c’était le seul écrivain qui aurait pu se permettre le luxe de ne pas écrire Une école à la frontière.
Heureusement pour nous, il n’était pas égoïste et il a partagé avec nous ce qu’il avait en tête depuis ses années d’enfance passées à l’école militaire de Kőszeg. Il n’a eu qu’à trouver la forme linguistique adéquate. Cela lui a pris deux-trois décennies, mais l’un de nos chefs-d’œuvre littéraires a fini par voir le jour. Comme l’auteur lui-même a écrit à László Gara, traducteur du roman en français : ce livre « ne parle pas seulement de quelque chose, il est ce quelque chose ».
(1) Balázs Lengyel, Egy regény születésére [Pour la naissance d’un roman], 1959 (In : Lengyel Balázs, Ki találkozik önmagával?, Széphalom, 2001)
(2) Géza Ottlik, A regényről [Sur le roman], (In : Ottlik Géza, Próza, Magvető, 1980), p. 185
(3) Balázs Fűzfa, „…Sem azé, aki fut…” Ottlik Géza Iskola a határon című regénye a hagyomány, a prózapoétika, a hipertextualitás és a recepció tükrében, [« … Ni de celui qui court. Le roman de Géza Ottlik Une école à la frontière dans la lumière de la tradition, la poétique de la prose, l’hypertextualité et la réception], Irodalomtörténeti füzetek, Argumentum, 2006 p. 20
(4) Géza Ottlik, Une école à la frontière, Ed. des Syrtes, 2023. Traduit du hongrois par Georges Kassai, Georges Spitzer et Ladislas Gara, p. 250
(5) Péter Lengyel, Beszélgetés Ottlik Gézával (Conversation avec Géza Ottlik) In : Ottlik Géza, Próza, Magvető, 1980, p. 204
(6) Péter Lengyel, Beszélgetés Ottlik Gézával (Conversation avec Géza Ottlik) In : Ottlik Géza, Próza, Magvető, 1980, p. 208
(7) Balázs Fűzfa, „…Sem azé, aki fut…” Ottlik Géza Iskola a határon című regénye a hagyomány, a prózapoétika, a hipertextualitás és a recepció tükrében, [« … Ni de celui qui court. Le roman de Géza Ottlik Une école à la frontière dans la lumière de la tradition, la poétique de la prose, l’hypertextualité et la réception], Irodalomtörténeti füzetek, Argumentum, 2006 p. 38
Interview, traduction : Gábor Orbán
Relecture : Anne Veevaert
Photos : Fortepan, Musée littéraire Petőfi, Anna Fűzfa