« À mon sens, l’abstraction a un corps. »

À l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance, nous donnons la parole à Ágnes Nemes Nagy. Extrait d’un entretien avec András Mezei publié en 1967, dans Élet és Irodalom.

[…]

L’accès au sens dans la poésie moderne

Commençons par l’essentiel. Vous avez la réputation d’une poétesse dont les vers requièrent une attention soutenue et une grande capacité de résonance de la part du lecteur. Que pensez-vous de la notion d’intelligibilité en poésie ?

Vous me posez donc d’emblée l’une des questions fondamentales de la poésie moderne. En principe, une question complexe appelle une réponse complexe, mais moi, je vous répondrai sans détour : je n’ai jamais eu la moindre intention d’être incompréhensible. De toute ma vie, je n’ai jamais écrit une ligne dans l’idée qu’elle ne soit pas intelligible. C’est une erreur grossière de confondre la poétesse que je suis avec les courants (très répandus dans le monde) revendiquant l’« inintelligibilité » par nature ou de manière programmée, qui, au demeurant, ont leur propre légitimité. Au contraire : je crois dans la raison. Je m’y accroche bec et ongles autant que possible. Même si nous savons bien qu’un poème qui ne proposerait qu’un énoncé rationnel ne vaudrait absolument rien. (Le poète aurait pu dans ce cas se tourner vers la prose, pourquoi prendre la peine de convoquer le discours poétique.) Toutefois, je crois malgré tout que tout poème produit également un discours rationnel. Il est préférable que celui-ci soit palpable. Cela, heureusement ou malheureusement, découle du fait que le poète utilise des mots. Et les mots sont des outils de communication d’intérêt public.

Cela ne pose donc aucun problème ? Aucune difficulté ? Une poésie moderne comme la vôtre serait aussi facilement lisible que les contes pour enfants ?

Prétendre cela serait un peu exagéré. Aujourd’hui, ce n’est pas encore le cas. Mais demain, il pourrait bien en être ainsi. Pour prendre un exemple issu de ma pratique de professeur : essayez de faire croire aux enfants de quinze ans d’aujourd’hui qu’Endre Ady était autrefois un poète inintelligible. Vous aurez du mal. Ce qui était brumeux pour les pères est une évidence pour les fils. On vit dans un siècle rapide.

[…]

Écrire, c’est difficile

Vous écrivez peu de poèmes. Pourquoi ?

Parce que c’est difficile. C’est un combat âpre, une expérience amère pour un auteur d’écrire ce qu’il pense. D’écrire cela seulement, et exactement cela. Mais je crois dans cette règle d’or. Puisque, comme je me suis permis de l’affirmer plus haut, j’aime la raison. Je respecte religieusement mon espèce qui a été capable de descendre de l’arbre. Je passe la moitié de ma vie à interpréter, densifier, rogner. Quand je l’aperçois pour la première fois, au loin, dans son état brut, le poème en devenir est aussi vaste que la moitié de la galaxie. Alors j’élimine le superflu. Cela prend du temps. Sur quatre-vingts comparaisons, je n’en retiens qu’une seule. Sur cent vingt images, j’en choisis deux. Je ne cesse d’éliminer des éléments de la matière, jusqu’à ce que mes muscles s’épuisent. En fin de compte, de tout cela il ne reste probablement rien d’autre que quelques atomes d’hélium dispersés.

[…]

Non-sens

Vous parlez de sentiments. Dans votre poésie, il n’est presque jamais question de sentiments, vous transposez vos passions en images. Dans vos vers, on ne dit jamais : je suis triste ou je suis content, ces sentiments sont projetés dans des objets ou dans des phénomènes naturels. Pourquoi l’homme moderne a-t-il peur d’exprimer directement ses sentiments ?

Il n’a pas peur de les exprimer. Il en parle, mais d’une autre manière qu’avant. Et en effet, il ne les exprime pas directement. Il les fait passer par tout un réseau de fils : des objets, la nature, des images. Il les transforme, les amplifie comme il le ferait avec un courant électrique. Sans cela, il n’y a pas de haute tension et sans haute tension, il ne peut y avoir de poésie moderne, de mon point de vue.

C’est cette transposition, ce caractère indirect que vous appelez poésie objective ?

Oui. La poésie objective est évidemment un non-sens. Mais j’aime bien le non-sens. Ça ne fera aucun tort à la poésie hongroise. Chez nous, entre l’indirect et le direct la balance a toujours penché en faveur du direct. Vers l’utilité publique mal interprétée, l’effet immédiat, la pédagogie facile. Nous sommes tous conscients que ce besoin s’enracinait dans le contexte historique. Mais la poésie hongroise a fini par sortir de l’enfance. Et le public hongrois n’est plus mineur non plus, et il ne peut le rester.

[…]

Vie privée, vie publique

Dans votre poème À la liberté écrit en 1945, vous qualifiez la liberté de « dieu-résidu » dont vous exigez une moralité concrète. « Donne-nous des bananes ! De la viande ! Sois la mamelle du monde ! » J’ai l’impression de trouver ici en germe les motifs mythiques que vous convoquerez plus tard. Votre poésie d’aujourd’hui est-elle le reniement ou le prolongement de cet intérêt palpable pour les affaires publiques ?

Les deux. À la fois son reniement et son prolongement, comme dans toutes les œuvres qui évoluent. Je le répète : je désapprouve cette conception assez pressante à une certaine époque qui exigeait de la poésie un effet immédiat, un service politique, émotionnel, pédagogique direct. La poésie en est rarement capable. Faut-il le répéter sans cesse ? Le poème agit de manière latente, à long terme comme un médicament à effet retardé. En revanche, je ne crois toujours pas dans ce que l’on appelle « l’art pour l’art ». Surtout pas ici, dans nos contrées. « L’art pour l’art » — j’aimerais prendre ce mot avec des pincettes, tant il est usé le pauvre — n’est qu’un slogan maintes fois déformé qui sert plus qu’à se justifier ou à blâmer. Je crois qu’il n’existe aucune poésie aussi éloignée soit elle du monde qui ne soit « le reflet de son époque ». Et pourquoi ne voudrait-on pas refléter notre époque ? Nous voulons le faire, cela aussi nous voulons le faire. Écrivains, poètes, artistes, nous travaillons tous sur une même œuvre intitulée : « l’homme et le monde ».

[…]

Mythe

Dans vos nouveaux et déjà nombreux poèmes imprégnés de motifs mythologiques évidents, vous orientez la vision morale de vos débuts vers les questions ultimes de la philosophie. Pourquoi le poète moderne se tourne-t-il vers les symboles archaïques ?

On pourrait dire que toute la poésie moderne se tourne vers les mythes. Vous auriez du mal à nommer un poète contemporain important dont l’œuvre ne soit pas marquée par le désir de créer de nouveaux mythes ou de recréer les anciens. Ce qui, naturellement, ne dit rien de la poésie de chacun. Chaque poète doit réinventer l’eau chaude. En ce qui me concerne, je l’ai réinventée assez tard. Je ne l’ai même pas cherchée. Les mythes commençaient à s’infiltrer dans mes poèmes presque par hasard : la légende de Tristan et Yseult, quelques motifs du jardin d’Éden, quelques anges, les statues de l’île de Pâques et, tout dernièrement, l’histoire d’Akhénaton. J’avoue voir avec amertume le nom d’Akhénaton toujours relégué au fin fond des pages des encyclopédies. Je n’ai pourtant aucune envie de mettre en vers des curiosités historiques. Ce n’est pas que la légende d’Akhénaton, ou n’importe quelle autre légende serait importante à mes yeux en raison de leur contenu historique. Pour moi, le mythe n’est que la caisse de résonance de la mélodie d’aujourd’hui. Une vieille outre avec du vin nouveau. L’une des strates de nos associations. Mais Akhénaton, c’est différent.

[…]

L’homme visionnaire

De manière significative, votre cycle ne nous apprend rien du rôle historique d’Akhénaton. Pourquoi ?

Parce que je n’ai pas voulu écrire un livre illustré consacré à l’histoire de la culture. Mais même si je le voulais, je ne pourrais pas taire l’intérêt historique profond que j’éprouve pour ce pharaon au visage maigre qui ressemble à un saint païen de l’intelligence. Dans son environnement, même le désert, la pierre et le sable m’intéressent. Ses secousses intérieures. Le danger de mort dans lequel il vivait. Où il allait, et à quel moment. Néfertiti et son cou élégant, leurs nombreux enfants, leurs chambres, leurs jardins et leurs vases décorés de lotus, tout ceci m’intéressait. Vous voyez cette énumération ? Vous voyez comment on peut glisser de phrase en phrase vers la décoration historique. C’est justement cela que je veux éviter dans le poème. Si on ignore tout d’Akhénaton, s’il n’est qu’un mot exotique, le poème doit toujours fonctionner seul. Et les références éventuelles, le lecteur n’a qu’à les considérer comme des associations libres. Le cycle parle d’autre chose.

Akhénaton n’est qu’un prétexte pour aborder des questions philosophiques ?

Un prétexte assez adéquat, je crois. Il y a dans toute l’histoire, dans tout le personnage, un côté « c’est la première fois que ça arrive ». Car dans notre culture, il a été le premier à prendre en considération certaines idées fondamentales. Son état d’esprit mythiquement inquiet, celui de perturbateur, de créateur, se prête particulièrement bien à ce que je le revêtisse de la métaphysique sans métaphysique de notre époque. Morale et mort, matérialité et renaissance, il peut incarner tout cela. Il nous prête le regard de l’homme qui voit pour la première fois.

Matérialité

Il est intéressant que l’inquiétude philosophique de votre poésie aille de pair avec des images d’une matérialité inouïe. Vos anges sont tous robustes. Votre Akhénaton se balade entre les voies d’un chemin de fer industriel même dans le ciel.

Ça va de soi. Où voulez-vous qu’il se balade ? Je ne pourrais pas l’imaginer autrement. Ma fantaisie est très terre à terre.

Ou bien picturale. Comme vous l’écrivez : le spectacle et la vision sont indissociables dans votre imagination.

Justement, la picturalité, je crois, est une caractéristique inaliénable de la poésie hongroise. Les Français, par exemple, ne sont pas du tout picturaux. L’abstraction froide et aérienne, l’un des attributs de la poésie moderne, leur va bien mieux. Le poète hongrois, je crois bien, en mourrait. Comment pourrait-on se passer des chevaux, chênes, lampes à néon, fougères dodues et de trams bondés ? Naturellement, j’entends par là des chevaux et des trams poétiques. D’ailleurs, on dit de nous que nous sommes « bariolés ». Que nos images sont trop chargées. C’est vrai. Mais que faire ? Nous venons de beaucoup parler de philosophie et de passions intellectuelles, des thèmes qui me sont chers. Mais que vaut tout cela sans force, sans muscle, sans expressivité ? À mon sens, l’abstraction a un corps.

« J’aime la matière et je pense souvent à mes os. »

Oui, j’aime la matière. J’aime la matière de la nature et celle de la langue. Comme le menuisier aime la planche et le rabot. Considérant mon amour des objets, j’aurais dû devenir menuisier, considérant mon besoin d’abstraction, mathématicienne.

Mot de clôture sur l’orange

Vous êtes quand même devenue poétesse. « Mon métier, le merveilleux qui me fait croire que ma vie en vaut la peine. » Et vos débuts dans la poésie ont immédiatement été suivis par la remise du prix Baumgarten.

Non. C’est avant tout la guerre qui a suivi. La guerre, cette expérience fondamentale de ma génération. Un souvenir incontournable, impossible à digérer complètement. Nous devons en parler et en reparler jusqu’à la fin de notre vie.

Le programme poético-humain de votre poésie, votre engagement moral vient probablement de là. Et peut-être ce ton en proie au doute, ce goût amer, également appelé pessimisme vient également de là ? Vous pensez être pessimiste ?

Le pessimisme ? C’est comme l’orange. On dit que le fruit le plus amer, c’est l’orange. C’est celui qui renferme le plus de matière responsable de l’amertume. Mais d’une façon telle que c’est la sensation de douceur qui s’en trouve renforcée. Je ne le nie pas : je veux être aussi amère que l’orange.

Extrait de l’entretien avec András Mezei « Az Élet és Irodalom látogatóban Nemes Nagy Ágnesnél » publié le 13 mai 1967, dans Élet és Irodalom.

Traduction : Gábor Orbán / Relecture : Anne Veevaert / Photos : Fortepan – Hunyady József