La postériorité disparue

The Door (La Porte), film d’István Szabó, adaptation cinématographique du roman éponyme de Magda Szabó (Viviane Hamy, 2003). Critique de Dóra Börcsök 

L’œuvre cinématographique d’István Szabó comprend très peu d’adaptations d’œuvres littéraires, et encore moins d’œuvres hongroises. Dans la première partie de sa carrière, influencé par les orientations de la Nouvelle Vague, il crée, durant les années 1960, des films d’auteur. À l’opposé du style narratif et formel des films de genre, sa préférence va à la « poétique subjective » portée par une histoire et une forme personnelles. Le tournant s’effectue entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 lorsqu’il adapte la nouvelle de Klaus Mann, Méphisto, une coproduction à gros budget au langage et à la dramaturgie plus classiques, canonisée par un Oscar. Depuis, Szabó n’a plus jamais retrouvé l’humeur expérimentale qui lui avait inspiré ce type du journal-confession générationnel infusé par sa propre subjectivité, et qui l’avait élevé au statut d’auteur. Ces dix dernières années, il n’a plus réalisé que des adaptations littéraires, à contrepied de ses débuts « jeune-turc ».

Ronald Harwood lui apporte ainsi le questionnement du kammerspiel sur la responsabilité sociale de l’artiste dans des situations historiques limites (Taking Sizes : Szembesítés), tandis que Sommerset Maugham lui fournit la matière d’une comédie de boulevard dans le milieu du théâtre (Being Julia – Adorable Julie), Móricz Zsigmond celle d’une tragédie «dzsentri» de style Art Nouveau (A rokonok), et que Magda Szabó lui donne une histoire de mœurs manichéenne à personnages féminins (Az Ajtó – La porte). En ce qui concerne les adaptations de livres hongrois, le choix du milieu dépeint par Móricz peut paraître curieux dans la mesure où István Szabó n’a jamais tenté de mettre en scène ce monde rural de la petite noblesse hongroise, mais le sujet s’inscrit dans une thématique qui lui est chère : l’histoire d’un personnage public ambitieux piégé par la toile d’araignée des jeux de pouvoir.

L’adaptation du roman de Magda Szabó, prix Femina étranger en 2003, est un choix également singulier parce qu’István Szabó donne rarement le premier rôle au beau sexe. Chère Emma (Édes Emma, Drága Böbe) est le seul film où il suit le parcours de deux copines professeurs dans le bouleversement du changement de système en Hongrie. De son côté, l’œuvre de Magda Szabó abonde en figures féminines de toutes origines sociales soumises à de minutieuses analyses psychologiques. Dans certaines œuvres autobiographiques, c’est elle même qui évoque et analyse ses propres souvenirs cependant que les personnages sont issus de sa propre famille (Le vieux puits, Für Elise).

Le roman La Porte, publié en 1987 est le récit à la première personne d’une relation de vingt ans entre l’écrivain et sa bonne à tout faire. Il s’agit d’une confession publique dans laquelle la narratrice montre l’échec des tentatives pour comprendre et ressentir l’autre, le dysfonctionnement de la communication entre elles à plusieurs niveaux, sa propre trahison finale et sa faute tragique à l’égard de son employée. Selon l’expression de Kabdebó Lóránt, cette confession est structurée par la lutte entre l’humanisme civilisé et l’archaïque philanthropie, et ce duel est analysé subjectivement a posteriori par l’écrivain qui cherche à mettre au clair les caractères et se désigne comme principale fautive. 

La stratégie narrative de l’adaptation d’István Szabó consiste à exproprier la narratrice du récit et à en faire disparaître la subjectivité, alors que dans le roman, l’écrivain raconte sa propre histoire, donc la subjectivité y est redoublée. Les dialogues directs sont pratiquement absents du livre, ce qui en renforce le caractère de monologue intérieur – une technique saluée par la critique dès les débuts de la carrière de Magda Szabó. L’adaptation cinématographique tend, pour sa part, à dramatiser la description minutieuse des personnages et des situations du moi épique – qui pourraient se prêter à ce changement de genre en raison de leurs caractères conflictuels – en triant les épisodes et les tournants supposés être les plus importants. Mais, il y manque l’analyse fine de l’écrivain permise par la compréhension postérieure. Les figures s’appauvrissent, surtout la narratrice omnisciente, qui n’a plus la possibilité de faire partager ses observations et les conclusions qu’elle en tire. Elle n’apparaît plus, au travers de scènes d’affrontements verbaux et/ou non-verbaux, que comme une pseudo-intellectuelle bête, froide et insensible, rongée par l’orgueil et l’ambition. Même si l’écrivain donne en partie cette image d’elle-même, elle en fait le geste de pénitence et de révision venant d’une femme plus réfléchie et plus sensible. Elle réhabilite ainsi sa propre figure en la rendant plus intéressante par la comparaison de deux états du « moi ». Dans le film, l’écrivain ne comprend rien. Pour qu’elle y parvienne, la dramaturgie met la figure de son mari en position de raisonneur (ainsi que les autres personnages secondaires réduits à cette fonction) chargé d’expliquer les situations. 

L’incarnation de l’écrivain par Martina Gedeck est lourde, sans aucune élégance physique et intellectuelle. Il est possible que Szabó se figure ainsi Magda Szabó, issue de la Grande Plaine, avec son caractère de protestante têtue. Mais le vrai problème réside dans la faiblesse de ses réparties lors des confessions décisives de son employée : soit elle reste sans réaction, soit c’est à son mari (Károly Eperjes) qu’elle livre ses conclusions aussi banales qu’erronées sur la vie et les secrets de sa domestique. C’est alors ce dernier qui la sermonne en lui enjoignant de trouver les mots justes (« parce qu’on a que les mots » dit-il, ajoutant qu’elle ne devrait pas en faire tout un roman), mais les dialogues entre eux restent néanmoins très sommaires. Leur stature d’intellectuels ne tient qu’au décor – une immense bibliothèque– et au fond sonore – le cliquetis des machines à écrire : difficile de croire, même si l’objectif du film n’est pas de rendre compte du travail d’écriture, que tout cela mène à l’obtention du prix Kossuth. 

Emerenc Szeredás, cette employée au cœur d’or mais rebelle et intraitable, perd aussi sa complexité. Par exemple, le film n’évoque que marginalement une ancienne relation amoureuse qui a forgé son caractère et motive certaines de ses actions. Helen Mirren est assez plausible dans le rôle d’Emerenc en tant que « paysanne urbaine », têtue et lunatique, alternant phases de mutisme ou de volubilité et dont le masque renfrogné et colérique laisse parfois échapper un sourire de bonne fée. Et lorsqu’elle se retrouve sur son lit d’hôpital sans son fichu, ses cheveux en bataille lui donnent un air de sorcière shakespearienne.

István Szabó montre le combat des deux héroïnes, la série des conflits engendrés par l’incompatibilité de leur nature, et leur résolution. De façon très académique, il introduit l’histoire : l’embauche de l’employée, les premiers signes de son extravagance (ainsi, elle demande une lettre de recommandation pour ses nouveaux patrons, elle travaille la nuit, elle cache sa bonne volonté etc.). Il prépare le premier tournant majeur du récit (quand pour la première fois, Emerenc parle d’elle-même, de sa tragédie familiale), puis expose les tournants et épisodes cardinaux (le basculement sentimental provoqué par une visité annulée, et sa tentative de réparation, une rupture entre l’employée et ses employeurs suivie d’une demande de pardon, la révélation d’anciens secrets – le sauvetage et l’adoption d’une petite juive – et celle de nouveaux – la mue de sa maison en asile pour chats derrière sa porte toujours close ou les conseils donnés à une amie pour se pendre). Le dénouement montre le pêché capital de l’écrivain, le sauvetage physique de sa domestique (son transport à l’hôpital) qui constitue une trahison morale, puisqu’elle l’oblige à survivre dans un état dégradé. L’épilogue, une scène de demande de pardon (ce pardon final que Magda Szabó pouvait espérer en vain) au chevet de sa tombe appuyée lourdement par un changement de temps et la réapparition du soleil, est d’un pathétisme très conventionnel. Toutes les scènes obéissent à une mécanique causale et explicative et, à une téléologie envahissante qui évoque le dogmatisme du récit classique hollywoodien et sa nature réductrice. 

En outre, le film accentue l’aspect « lutte des classes » en mettant en scène la cohabitation de deux couches sociales éloignées: l’écrivain habite dans une villa bourgeoise de la colline des Roses dans les années 1960 (qu’à son habitude, István Szabó sait minutieusement restituer, à l’aide de son décorateur István Szlávik) surplombant les fils du peuple pareils à la végétation d’un sous-bois (la position de la caméra renforçant cette configuration). Emerenc, cette paysanne de la grande plaine méridionale, est la reine de cette brigade plébéienne au sommet de laquelle se trouve un capitaine de police. 

S’il existe des passerelles entre les deux mondes – le couple intellectuel accueillant une employée aux goûts méprisés, au comportement rustre, et à la moralité spéciale – une véritable compréhension et une intégration sont impossibles, comme le prouve la trahison de l’écrivain sauvant son employée pour une existence non désirée. La morale de l’histoire est que la domestique représente les vraies valeurs, tandis que les intellectuels ont échoué, ils doivent leurs mérites moins à leur nature qu’à leur éducation. 

Or l’insertion d’une telle morale dans un film de Szabó, qui s’est spécialisé dans la représentation de héros bourgeois et artistes qualifiés en s’en faisant leur porte-parole, sonne faux. Il eut également mieux valu que Szabó filme de façon plus instinctive, moins bien éduquée, moins académique et surtout avec moins d’artifices. Autrement, on ne pourrait qu’être d’accord avec l’opinion d’Emerenc sur le cinéma exprimée dans le roman : « L’art, répéta-t-elle avec amertume, si vous étiez effectivement des artistes, tout serait vrai (…) parce que vous seriez capables de faire danser le feuillage en le lui demandant, sans avoir besoin d’une machine à vent ou de je ne sais quoi… » 

 

Dóra Börcsök