« La poésie doit être concentrée, concise » Interview avec le poète András Imreh

De passage à Paris, en route vers une résidence d’un mois à Querbes, András Imreh nous a parlé de poésie.

Vos poèmes traduits en français ont été publiés dans un recueil intitulé Trois poètes hongrois (Editions du Murmure, 2009). Vous appartenez à la même génération que deux autres poètes, Krisztina Tóth et János Lackfi. Au-delà de l’âge, existe-t-il d’autres traits communs entre vous ?

Ce n’est peut-être pas par hasard si nous figurons ensemble dans le recueil. Je crois que notre vision de la poésie est très proche. Je ne dirais pas que nous appartenons à la même école car je ne crois pas aux écoles poétiques, mais notre façon de penser est similaire. Nous avons tous subi, moi probablement moins que les deux autres, l’influence de la poésie française. Je ne parle pas de la poésie actuelle mais plutôt de celle du 20ème siècle jusqu’à Apollinaire, ou plutôt jusqu’à Supervielle.

Vous vous connaissez personnellement ?


Naturellement, la Hongrie est petite et la poésie hongroise encore plus. Nous fréquentions tous trois les séminaires de László Lator à la faculté des lettres de Budapest. Il s’agissait d’un cours de traduction mais ceux qui le souhaitaient pouvaient présenter leurs propres poèmes. Nous y avons appris beaucoup de choses.

D’où une façon de penser qui est similaire…

Certainement, mais je me demande ce qui est arrivé en premier, l’œuf ou la poule. J’ai l’impression que nos caractères étaient similaires. Et le fait qu’au début de nos carrières, nous avons eu la chance de côtoyer un grand poète nous a encore plus rapprochés. Lator était un excellent pédagogue car il n’imposait jamais rien.

De qui vous sentez-vous proche dans la poésie hongroise ?

La grande découverte qui m’a permis d’écrire, c’était la poésie de Tandori. Son quatrième recueil en particulier, intitulé Még igy sem (1978). Ensuite, est venu Petri. De lui, je n’ai pas appris grand-chose, c’est impossible d’apprendre de Petri, mais il a eu sur moi un effet libérateur.

János Lackfi a écrit à propos de votre premier recueil que vos poèmes témoignent d’une cohérence quasi mathématique : « il n’y a guère d’élément faible, le quatrain lui-même y est inébranlable, on ne pourrait omettre une seule virgule » [1]. D’où vient cette volonté de densité « borgésienne », ai-je envie de demander au traducteur de Borges ?


Je crois que c’est tout simplement une question de caractère. J’ai lu beaucoup de choses qui me semblaient du bavardage et pendant longtemps j’avais horreur de ce genre de poésie. Aujourd’hui, je vois que cela peut également avoir une fonction poétique. Tandori justement, à un certain stade de sa carrière, a commencé à utiliser des structures beaucoup plus relâchées. Pourtant, je pense que la poésie n’est pas un terrain idéal pour le radotage. La prose non plus, d’ailleurs. Mais il y a plus de place pour développer son argument. La poésie doit être concentrée, concise.

J’insiste quand même pour que vous commentiez le parallèle borgésien…

Au début, je ne connaissais que sa prose et je ne l’aimais du tout. Je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin d’écrire en se cachant derrière des masques. Qu’est-ce qu’il voulait ce type ? J’ai découvert plus tard ses poèmes qu’aujourd’hui encore je préfère à sa prose. Je crois que je fais partie d’une minorité, ses lecteurs avisés privilégient en général son œuvre en prose.

« J’aime surtout, chez András Imreh, l’art minimal (…) avec lequel le poète parvient à tourner le regard fasciné du lecteur vers un détail apparemment sans importance, une minuscule histoire de vie et de mort. »[2] lit-on dans la préface de l’anthologie française. En lisant vos poèmes, j’ai pensé à un passage du Hagakure, œuvre japonaise du 18e siècle : « Les affaires sérieuses doivent être traitées avec légèreté. Les affaires sans importance avec sérieux. ».


Je ne connaissais pas ce passage. Je ne suis pas familier de la poésie japonaise mais j’aime bien le peu que j’en connais. Je crois que c’est une comparaison assez juste. Avec une réserve : j’ai de plus en plus de mal à distinguer les choses importantes des insignifiantes. Il est vrai que je crains le pathos. Je crois que c’est un phénomène générationnel. Pour notre génération et même pour celle d’avant, il était quasiment impossible d’aborder ce registre. La poésie a ses propres va-et-vient et, à partir de la fin des années 1960, avec l’arrivée de Tandori et d’autres, ce n’était plus vraiment une voie à emprunter. Les « grands thèmes » ne m’ont jamais tenté. J’ai préféré aller des petites choses vers les grandes.

La poésie politique semble regagner du terrain en Hongrie.

Pendant longtemps, la poésie politique ou engagée était en perte de vitesse, pour ne pas dire qu’elle s’était totalement discréditée. La posture du poète visionnaire, récurrente dans la littérature hongroise, de Petőfi à Ady ou à László Nagy, a perdu de son attrait. Les poètes qui en effet témoignent de nouveau de l’intérêt pour la vie publique, recourent à un ton, un langage différent.

Dans votre poésie, il y a un brin de révolte silencieuse, de politiquement incorrect. Dans l’un de vos poèmes, un provincial débarque dans un atelier de traduction. Dans un premier temps, le narrateur du poème se réjouit de cette présence si exotique parmi les intellectuels budapestois mais l’intrus un peu sourd et lent d’esprit finit par l’agacer. La dernière phrase sonne comme une sentence : « Sale bouseux ! » On note le désarroi du narrateur : ses tentatives de s’ouvrir aux autres se soldent par un échec, à savoir, le triomphe de ses pires préjugés. Le poème La Visitation taquine également le politiquement correct.

La seule personne que je veux peut-être taquiner, c’est moi-même. Mon intention avec ces poèmes est de parler de nos préjugés. Ils représentent une force destructrice, tout comme les formes exagérées du politiquement correct. Si on bannit certains thèmes du discours public, ceux-ci ne vont pas disparaitre, ils vont seulement passer dans des zones d’ombre, hors de tout contrôle. Je crois c’est la littérature, entre autres, qui doit s’en occuper, nous tendre un miroir. Nous nous estimons toujours beaucoup plus tolérants et ouverts d’esprit que nous ne le sommes réellement. Les deux poèmes parlent de cela. J’ai reçu des critiques sévères mais j’espère qu’elles sont dues à une lecture superficielle. Le véritable perdant de cette histoire est quand même celui qui traite l’autre de « sale bouseux ». Cette expression hongroise (büdös paraszt) est étroitement liée au personnage de György Dózsa, chef de la révolte paysanne de 1514, réprimé dans le sang. Ses assassins qui l’avaient appelé ainsi ont été discrédités par l’Histoire tandis que Dózsa est devenu un héros.

Traducteur littéraire, collaborateur de la revue Nagyvilág, vous dirigez régulièrement des ateliers de traduction. Quelle influence a la traduction sur votre propre voix poétique ? S’il y a influence.

Parfois, il y en a. De moins en moins. La poésie est comme l’artisanat. Il faut pratiquer pour ne pas perdre la main. Et la traduction est un très bon exercice. Il n’existe pas meilleure lecture que la traduction. On devient bon lecteur en traduisant. On découvre les vertus et les faiblesses de l’œuvre. Souvent les faiblesses pour ce qui me concerne, car, dans l’idéal, je traduis des textes que j’aime bien. Je crois que le traducteur d’aujourd’hui ne risque pas de subir d’influences indésirables, contrairement à la grande génération de traducteurs des années 1960-1970. Ces derniers sont devenus de grands traducteurs par contrainte, leur poésie ayant été interdite. László Kálnoky parle de cette peur de perdre sa propre voix poétique dans son poème intitulé La mort du traducteur littéraire. À cette époque-là, une quantité incroyable de recueils de poésie a été publiée. Les maisons d’édition ont rattrapé un retard séculaire en éditant toute la poésie française, anglaise, allemande ou russe. La situation aujourd’hui est complètement différente. Il y a quelques années, en 2014 ou 2013, un traducteur a demandé à ses confrères sur un forum de traducteurs combien de recueils de poésie traduite avaient paru cette année-là. La réponse était : un seul. La situation semble s’améliorer un peu, certains éditeurs commencent à réfléchir en termes de séries. Dans les jours qui viennent, un recueil de Seamus Heaney auquel j’ai également contribué va paraître chez Jelenkor. Mais ce genre d’événement est aussi rare que le merle blanc.

Si mes informations sont exactes vous êtes diplômé de la faculté de droit. Ce n’est pas une occupation très poétique…

Non, mais la faculté de droit si. Hormis les semaines où on bûche des textes juridiques, son mode de vie ne diffère guère de celui de la fac de lettres. En tous cas, à mon époque.

Vous n’avez jamais exercé comme juriste ?

Non, à part les pratiques obligatoires que je trouvais d’ailleurs fortes intéressantes. Dès la troisième année, j’ai acquis la certitude de ne pas vouloir devenir juriste. J’avais choisi cette université car je n’avais pas une idée précise de ce que je voulais faire. La fac de lettres ne m’attirait pas. Mes parents sont également juristes… En plus, je savais qu’après la fac de droit, il y avait beaucoup d’autres débouchés. D’ailleurs, quarante pour cent de mes camarades de promotion ont quitté la profession. La plupart d’entre eux ont choisi la politique. Pourtant, je ne regrette pas ces années, elles m’ont permis d’acquérir une certaine façon de penser.

Je n’oserais pas dire que votre poésie emprunte sa logique implacable au langage juridique mais je sens un certain pragmatisme chez vous. Vous ne sacrifiez jamais la structure, l’emboîtement logique du poème pour une belle métaphore.

Probablement. Jusqu’à ce jour, je pensais que c’était plutôt une façon de penser mais il est possible que celle-ci exerce également une influence sur la langue. Dans le cas idéal, aucun mot ne peut être enlevé d’un texte de loi, sinon la définition est faussée et un innocent peut être condamné. L’enjeu est important. Sous une forme linguistique, ce genre de préoccupation peut, en effet, exister chez moi. Je n’y avais jamais pensé avant.

Guillaume Métayer, Thierry Loisel et Anett Barna ont traduit certains de vos nouveaux poèmes. Quand et où pourra-t-on les lire ?

Je pars bientôt pour Querbes où je serai en résidence à l’occasion du Printemps des Poètes. Il s’agit d’un très bon festival qui, chaque année, met à l’honneur un pays différent. Il y a deux ans, c’était le tour de la Hongrie. J’ai assisté à cette édition et établi de très bonnes relations avec l’organisateur, Jean-Paul Oddos. La résidence prévoit des lectures et des rencontres, notamment avec des élèves d’école primaire, de collège et de lycée. Je trouve cela très excitant. J’espère que les enfants seront préparés à l’étrangeté inévitable de ces cours. Si tout va bien, la résidence aboutira à la publication d’un recueil individuel.

[1] János Lackfi : Fájdalmas matematika, Kortárs, 1998
[2] François Dominique : Préface, Trois poètes hongrois, Éditions du Murmure, 2009

Interview : Gábor Orbán

Les poèmes suivant ont paru dans l’anthologie bilingue Trois poètes hongrois. Krisztina Tóth, János Lackfi, András Imreh, Editions du Murmure, 2009


Nouvel été, nouveau jardin

Ils sont affreux, tous ces voisins.
Ils échangent des recettes de ratatouilles (avec des courgettes) où ça ?
Juste sous votre balcon.
Ils se plaignent du temps.
Ils entassent de la neige devant votre porte.
Ils tondent leur pelouse le dimanche matin.
Chaque jour, de six et demie à sept et demie, ils jouent
les cinq premières mesures de la Lettre à Elise (et ce depuis trois ans).
Ils vous demandent de ne pas ranger votre vélo dans la cage d’escalier.
Si vous partez en vacances, ils coupent votre noyer.
Ils empoisonnent le chat.
Ils n’exercent pas leur droit de préemption.

Et puis merde, elle est vraiment plus verte, leur pelouse.

Je suis assis dans le jardin, le dos à la pelouse et aux fleurs.
Je fixe le mur de béton,
J’attends dans un état de terreur extatique,
comme un taureau qu’on va abattre
ou un enfant qui tremble derrière un rideau
et sait ce qui l’attend.

Mon voisin s’approche.
Le drôle de radar que j’ai dans le dos me le dit, un sixième sens
qui le repère à vingt mètres.
« Bonjour, bonjour ! il est bon, votre bouquin ? »
Est-ce que je vais lui dire que je compare
deux traductions du Todeslust de Novalis,
les deux faites par Rónay (l’un dans sa jeunesse, l’autre dans sa vieillesse),
en gardant toutefois l’œil sur l’original ?
Et s’il me demande si je parle allemand ?
Me reste-t-il assez de temps à vivre pour tout lui dire ?

« C’est pour le boulot, et puis c’est bien payé, réponds-je
et le délai est très court. »

Il se lance dans une anecdote expansive,
et même s’il n’en parle pas,
je le vois s’en faire parce qu’il pense que ma vue baisse,
ou que je m’ennuie tout seul.
Puis tout à coup j’ai du plaisir à laisser de côté
Novalis, Rónay. Comme une glace Haagen-Dazs,
je savoure l’inusable et succulent
plaisir du papotage.

Il me raconte une histoire plate
sur son voisin de montagne.
Je murmure « C’est pas vrai ! », et je me dis « Mais c’est pas vrai ! »
Il regarde sa montre. « Tempus fugit ! 
On a vraiment bien parlé, là. »
Puis, tristement : « Ils viennent me chercher. »
Je demande : « Vous allez à la chasse ? »
« Non, juste faire une marche en forêt. »
Il se rappelle, tout penaud,
qu’il n’a pas de permis de chasse – mais ensuite,
le voilà parti, qui court déjà en me faisant signe –
« Ciao ! Allez, bonne lecture ! »

Traduit du hongrois par Anne Talvaz



La visitation

Notre ami – avant de nous inviter –
nous demanda si nous savions.

Que répondre ? Que si nous-même étions au courant
il était presque impossible.

de ne pas savoir ? Oui, mais son frère en était aussi
et il vit chez lui avec son copain.

« Pas de problème, on s’en fiche. »
Comme ça on n’a pas eu à payer l’hôtel.

La maison était très belle. Des tas de livres,
la pelouse tondue, le tout remarquablement propre.

Sur le toit, une girouette en fer-blanc.
La peinture s’était écaillée sur la tête et la queue

et seule l’aile était encore jaune comme la paille
ou une chevelure blonde qui se fane.

On préparait le dîner.
Avant de me laver les mains, j’ai lavé le savon.

Salade, spaghetti, bière. Nous avons beaucoup ri.
J’ai failli raconter une histoire de pédés.

Avant d’aller au lit, je suis retourné
prendre une pomme pour le voyage.

On nous avait donné la chambre du fond.
Le frère occupait la chambre d’à côté. Pendant la nuit,

ils l’ont fait trois fois. Ils couinaient comme des belettes,
ou bien la girouette avait-elle chanté trois fois dans son sommeil ?

Traduit du hongrois par Anne Talvaz



Maternelle

Pourquoi resterait-il là-bas ? Puisqu’il n’aime pas,
puisqu’il veut bien rentrer après le déjeuner,
puisque nous lui avons promis ce matin, d’ailleurs ?
Pourquoi doit-il dormir dans un lit étranger,
yeux grands ouverts face à l’armoire en fer,
avec ses deux petits moutons noirs impossibles
à compter – avec toi et avec moi ?
Pour qu’il vive comme font les autres ?
Pour que j’aie une après-midi de libre ?
Pour qu’il prenne son goûter parce que nous avons payé ?
Non, je vais le chercher, je l’amène à la maison,
nous ne marcherons que sur les raies blanches du zébra,
je lui demanderai, comment fut le déjeuner,
s’il ne sait pas, je dirai : « ça fait longtemps, évidemment »,
ensemble à la maison nous pèlerons sa pomme,
je le mettrai au lit, lui ferai la lecture
(le Noël de Findus, quatre-vingtième fois),
si j’attends une image, je lui montrerai,
et s’il s’endort, je saurai m’éclipser,
ou, pendant dix minutes, me blottirai tout près de lui,
à côté de sa tête je poserai ma tête,
et une heure plus tard nous nous lèverons ensemble.
Est-ce que ça compte si à moyen ou long terme
tout ira mal, si maintenant tout est si bien ?

Traduit du hongrois par Guillaume Métayer



Ballons d’hélium

Bouquet couleur de boule de gomme.
Avant le déjeuner
nous les avons déposé au plafond.

Ensuite : récolte,
Si leur tige était assez longue.
Les petits parfois sont montés sur des chaises.

Moi, j’aurais plutôt marché sur la tête,
pour arriver plus près,
sinon de la ficelle du ballon, du moins de son principe.

Là-dedans
qu’ils sont placides, et comme ils sont tournés sur eux-mêmes :
des filles enceintes, avec des nombrils qui font la moue,

Ils volent à distance des piquants
cactus. Dans les maisons avec escalier,
ils vont se faufiler jusqu’au dernier étage.

Mais dehors dans le jardin,
comme des chiens de garde qui ont perdu toute retenue,
bien que nous ayons noué la laisse à notre poignet,

nous avons senti l’essoufflement nous envahir,
l’euphorie de la légèreté,
et notre essoufflement se fit suffocation,

comme sur le toit d’un gratte-ciel,
car eux seraient déjà partis se précipiter
dans le béton bleu.

Traduit du hongrois par Guillaume Métayer

 

 

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