Krúdy par Márai : Dernier jour à Budapest

Conversation avec Catherine Fay, traductrice du roman le plus krúdyen de Sándor Márai paru aux éditions Albin Michel

Récit de la dernière journée de la vie de Sindbad (protagoniste du roman, alter ego de l’écrivain hongrois, Gyula Krúdy) le roman contient relativement peu d’action. Sindbad va aux bains, écrit une nouvelle dans un café littéraire, déjeune et boit jusqu’à l’aube à l’hôtel London. Qu’est-ce que tu répondrais au lecteur qui formulerait la même critique que l’imprimeur du journal réceptionnant la nouvelle de Sindbad ? « Allons-nous publier cette chronique, monsieur le rédacteur ?… C’est-à-dire que sur quatre colonnes il ne s’y passe rien d’autre qu’un homme qui mange un poisson !… »

Je lui répondrais qu’il y a plusieurs niveaux de lecture et que s’arrêter à un résumé des faits est assez réducteur. Il y a beaucoup d’œuvres de fiction – et ce, dans la littérature mondiale – qui pourraient se résumer en deux lignes. Si je devais caricaturer au maximum, on pourrait résumer La recherche du temps perdu à un narrateur qui mange une petite madeleine et se souvient de sa tante Léonie. Effectivement, dans Dernier jour à Budapest (1), comme tu dis, il n’en va pas autrement : Sindbad monte dans une calèche, il en descend, il boit, il mange, il va aux bains, il rencontre des connaissances. Partant d’un tout petit fait, d’une toute petite histoire, d’un personnage, il ouvre de nouveaux mondes.

L’enjeu du livre n’est pas dans ce qui se passe mais dans les images, la re-création, l’invention d’un monde. Ce monde ré-inventé est à la fois celui de Márai et de Krúdy. La Hongrie « d’avant » est recréée pour mieux disparaître…

D’autre part, l’intérêt du roman réside dans le fait qu’il repose sur deux écrivains, l’un étant le sujet, l’autre l’objet. Márai rend hommage à Krúdy, il l’imite (je ne sais pas si on peut parler d’imitation, de parodie ou de pastiche, parce qu’il s’agit un peu de tout cela en même temps) tout en puisant dans sa propre existence en tant qu’écrivain. Il est assez difficile de démêler la part de chacun des deux écrivains. On est devant un écheveau, il faut tirer les fils pour comprendre. La question que l’on peut se poser en lisant ce roman est la suivante : est-ce que ce monde à la fois ranimé et perdu a existé, tel que ? 

« L’une des particularités majeures du style de Márai est le ralentissement du rythme de la narration, l’insertion de nouveaux champs associatifs dont la comparaison est l’outil le plus important. Ses notes prouvent qu’il a appris cette méthode de Krúdy. » (2)  Tu perçois l’influence de Krúdy dans le style de Márai ?

Ce que je connais de Krúdy est une goutte d’eau dans l’immensité de ce qu’il a écrit. Je veux bien dire que j’ai acquis une petite légitimité en tant que traductrice de Márai parce que j’en suis au huitième roman de cet auteur mais je n’ai traduit qu’un livre de Krúdy [L’affaire Eszter Solymosi, Albin Michel, 2013]. Cependant je pense qu’effectivement Márai procède de cette façon-là. Dans ce roman, il a réussi, pas toujours, de façon inégale, à entrer dans le souffle de Krúdy. Ce qui n’est pas facile. Mais il y a certains moments de grâce… Par exemple, quand il parle du Danube. De la relation de Krúdy avec le fleuve. Ce sont de très belles pages. Colonne vertébrale de la Hongrie, le Danube devient un fleuve mythique. LE fleuve. 

Chez Krúdy, « le repas n’est pas une activité qui en remplace une autre, il transcende la culture matérielle en l’élevant vers la spiritualité » (3). Le déjeuner de Sindbad à l’hôtel London est tout autant un acte de communion avec l’esprit de cette ancienne Hongrie que l’écriture de sa nouvelle. Sindbad mangeait « comme s’il contemplait une carte géographique ». Comment transmettre la saveur de ce langage gastronomique plein de mot aux consonances germaniques évoquant le tournant du siècle ?

Personnellement, je n’ai pas été très gênée, d’abord parce que je parle un peu l’allemand, puis parce que même si je n’ai pas été élevée en Hongrie, mes parents le furent, eux. Ils avaient encore cette culture-là. Ils parlaient le langage de l’entre-deux-guerres, celui de Krúdy et de Márai. Il y a de nombreuses choses que j’ignore mais cette façon de parler m’est familière. Pour en revenir à la gastronomie, les plats, les boissons évoquent effectivement beaucoup de choses. La « recherche du temps perdu » de Krúdy/Sindbad/Márai commence souvent par une première bouchée. Les références culturelles sont abondantes. Le lecteur français peut éventuellement manquer de repères mais j’ai bon espoir que les images évoquées et le plaisir de la lecture lui donneront envie d’aller chercher ces repères, ces références… Le repas de Sindbad est réellement décrit comme une cérémonie mais je crois qu’il ne faut pas prendre cela au premier degré. C’est comme tout le roman. Cet aspect cérémonial n’est pas seulement lié au repas mais à chaque acte de l’existence, me semble-t-il. 

Le vieux serveur du café Chicago, Ede, remarque dans le roman : « le café n’est pas du tout bon pour la santé, au sens médical du terme ou du point de vue sportif, mais au sens littéraire, le café est le seul milieu sain ou les écrivains sont quelque peu protégés des tentations du monde, des tracasseries administratives et de la brutalité de l’argent ; certes, la nicotine et la caféine useront leurs poumons et leurs cœur mais leur esprit s’épanouira, ce qui est le plus important ». La détérioration du corps est évoquée avec une bienveillance plutôt rassurante dans le roman. Dans la scène des bains thermaux, les ventres bedonnants des messieurs sont décrits avec amour.

Oui, il y a une espèce de bonheur du corps, une sorte de tranquillité. Le ventre est symbole de la prospérité, de l’importance, de la maturité. Cela me fait penser à d’autres époques où l’ampleur du ventre des hommes ou les nombreux bourrelets des femmes faisaient partie des critères de beauté. Il y un passage dans le livre où une jeune fille qui aime les hommes bien en chair tâte le ventre de Sindbad, comme si elle soupesait les côtelettes pour le repas du dimanche, et elle l’avertit qu’il est sur une mauvaise pente parce qu’il a maigri. Aujourd’hui, à notre époque obsédée par la santé physique, cela a une résonance assez ironique. Certes, la dichotomie de l’âme et du corps revient souvent dans le roman mais dans certaines scènes, notamment celle du déjeuner, les deux se confondent : les paysages mentaux évoqués appartiennent aussi bien au domaine de l’âme qu’au domaine du monde physique. 

Un critique souligne (4) que Márai a énormément contribué à la réception de Krúdy. En revanche, il aurait privilégié certains aspects de son style : les périphrases, le ton élégiaque et pathétique contre le grotesque, l’absurde, le surréel, l’humour et l’ironie. Tu penses que le roman met en avant certaines particularités de l’héritage krúdyen en négligeant d’autres ? Je pense notamment à des scènes délirantes des romans comme Le coq de madame Cléophas. Les pratiques sexuelles étranges (sadomasochisme, inceste, fétichisme) sont évoquées chez Krúdy avec autant de naturel que l’ancienne Hongrie où les ménagères concoctent des plats compliqués, et une odeur de chou vole dans la rue…

C’est là qu’on voit les limites de Márai, de la parodie ou du pastiche. Márai peut approcher parfois l’état de délire, par exemple dans Premier amour où le personnage sombre dans un délire paranoïaque très bien décrit. Mais c’est une vision plus distanciée du délire, une approche littéraire et psychologique. Krúdy, lui, n’analyse pas le délire, il est dedans. Moi, personnellement, cela ne me gêne ni chez Krúdy, ni chez personne d’ailleurs. De ce que je connais de Krúdy, il ne prenait rien au sérieux, l’ironie est présente dans toutes ses œuvres. Le danger qui guette la perception du roman c’est justement de le mettre dans un cadre étroit, de le réduire à la nostalgie. Dans Dernier jour à Budapest, Márai garde quand même une distance par rapport à cette Hongrie imaginaire qui, dans le fond, n’a jamais vraiment existé, comme je disais plus haut. Je reviens encore un peu à Proust, parce que pour moi c’est l’un des écrivains qui a le mieux évoqué le monde d’avant, Le monde de la Recherche n’est pas une réalité non plus : c’est un univers, l’univers personnel de Proust. 

Selon ses témoignages, Márai a rencontré, quoique pas très souvent, Krúdy. Il était en contact avec le fils et la fille de Krúdy. En préparant son livre, il se rendait régulièrement à Óbuda, quartier où Krúdy avait vécu à la fin de sa vie. Il a interrogé ses confidents : garçons de café, femmes, partenaires de jeu… Dans quelle mesure Sindbad, alter ego de Krúdy dans le livre, correspond à l’écrivain réel ?

Tout ce que je pourrais te dire est extrêmement subjectif. Et ça ne peut se reposer que sur des impressions, des sensations, de souvenirs de lecture. On est dans un jeu de miroirs assez confondant. D’une part, on voit les choses par le prisme de Krúdy, d’autre part, on voit Krúdy à travers le prisme de Márai. Comme je disais au début, il n’est pas facile de démêler les fils. Mais oui, ce Sindbad ressemble à mon Krúdy, à l’homme que j’ai perçu à travers son écriture. Il ressemble à un Krúdy tel qu’il se révèle dans des obsessions, dans ses inimitiés, dans ses amitiés et dans ses amours, dans ses préférences érotiques, dans son amour de la nature aussi. Dans L’affaire Eszter Solymosi par exemple, le livre que je connais le mieux, il y a des descriptions de l’eau, de la Tisza, qui sont absolument magnifiques. Je dirais que chez lui, l’amour de la nature est bien plus qu’une attraction, elle est une source d’harmonie, presqu’une nécessité. A propos de voyage, un autre motif récurrent du roman, Márai écrit que Sindbad n’est jamais allé à l’étranger. En effet, Krúdy n’a jamais dépassé Vienne, je crois. Chaque lieu visité en Hongrie, chaque table de restaurant visitée en Hongrie, chaque nuit d’hôtel constituent son microcosme. Il n’a pas besoin de visiter Paris ou Naples. 

Certains pensent que le roman est « la plus belle et la plus complète étude consacrée à Krúdy » (5). D’autres prétendent que « le dernier jour imaginaire de Krúdy est une vision douloureuse du naufrage de la Hongrie historique très hétéroclite qui, grâce à son laconisme, est plus émouvant que tout livre d’histoire ou pamphlet » (6). Quelle est ta définition du livre ?

C’est toujours difficile pour moi de parler d’un roman que j’ai traduit. En traduisant, tu ne te poses pas de questions, tu n’analyses pas. Simplement, tu fais attention à d’autres choses (ton, style, fluidité du texte, etc.). Je me fie à l’écriture de Krúdy et de Márai en espérant que la traduction sera à la hauteur. Il faut se retirer de ce travail-là pour en avoir une vue beaucoup plus distanciée du roman.

Dans Dernier jour à Budapest, Márai emprunte la richesse de Krúdy tout en y ajoutant la sienne.

La valeur exceptionnelle du roman réside probablement dans le fait qu’au lieu de s’annuler les deux écrivains s’enrichissent mutuellement. 

Bon observateur, capable de s’approprier les outils d’un écrivain et d’une œuvre littéraire, Márai est un excellent « agent de marketing » : Paix à Ithaque consacré à la figure d’Ulysse, donne une envie impérative de relire l’Odyssée tandis que après avoir lu Dernier jour à Budapest on se précipite sur les romans de Krúdy à la recherche de Sindbad dont la disparition se révèle une véritable perte tragique comparable à celle du héros grec. 

C’est un bel hommage que tu rends là à Márai. Je souhaite que le livre éveille chez le lecteur l’envie d’aller plus loin et de découvrir l’œuvre de Krúdy. Le lecteur curieux et intéressé pourra également partir à la recherche de tous les auteurs de cette période cités dans le livre dont un certain nombre existe en traduction française (Mikszáth, Kosztolányi, Karinthy, etc.) Si les lecteurs francophones de Márai s’ajoutent à ceux de Krúdy, cela augmentera d’autant – je l’espère – l’intérêt pour l’univers littéraire extrêmement riche du début du 20e siècle évoqué dans le roman ainsi que la littérature hongroise en général !

(1) Titre original : Szinbád hazamegy
(2) Rónay László: Márai Sándor, Akadémiai Kiadó, 2005
(3) Fried István, Krúdy Gyula utolsó étkezése Márai Sándor Szindbád hazamegy című regényében, Irodalomtörténet, 2012
(4) Bezeczky Gábor, Kultusz és szakirodalom. Krúdy fogadtatása, Jelenkor, 2012
(5) Sőtér István, Szinbád hazamegy, Nyugat, 1941
(6) Szegedy-Maszák Mihály, Márai Sándor, Akadémiai Kiadó, 1991

Gábor Orbán