« J’espère vraiment que La guerre après la dernière guerre pourra fonctionner comme une prophétie qui s’autodétruirait… »

Interview avec Benedek Totth à l’occasion de la sortie de son roman post-apocalyptique paru chez Actes Sud (trad. Natalia Zaremba-Huzsvai, Charles Zaremba)

Lorsqu’est paru votre deuxième roman, les critiques ont été heureux de constater que, loin d’écrire un Comme des rats morts 2, vous avez entrepris quelque chose de radicalement nouveau, quelque chose qui pourrait se définir ainsi : « La guerre après la dernière guerre, étrange dystopie post-apocalyptique, récit initiatique, roman d’aventures, dont le point de vue narratif est néanmoins typique du jeu vidéo classique first person shooter, dans lequel le regard, constamment à la recherche d’ennemis et d’urgences, réalise dans ce balayage anxieux que ce monde est fini. »(1) Avez-vous consciemment essayé d’éviter de vous répéter, même par hasard ? Pourriez-vous dire quelques mots de l’origine du roman ?

Comme avec tout le reste, je me suis débattu avec ces questions pendant un moment, et je ne sais toujours pas quelle est la bonne solution. Au début, je me suis attaqué à ce deuxième roman en me disant que, puisqu’en fin de compte dans Comme des rats morts tout avait bien fonctionné, pourquoi donc changer quelque chose qui marche ; ensuite, bien sûr, je me suis retrouvé coincé, et c’est alors que je me suis mis à me creuser la tête pour déterminer ce qui devait être modifié et la direction que je devais prendre. En surface, les deux livres présentent effectivement plus de différences que de similitudes, c’est peut-être pour cette raison qu’il a fallu autant de temps pour comprendre à quel point tout concordait entre les deux. Naturellement, a posteriori, j’y vois un peu plus clair et j’espère pouvoir m’appuyer sur cette expérience dans mon prochain roman. De toute évidence, l’écriture romanesque exige un degré de conscience assez élevé, ne serait qu’à cause de la longueur du texte, de la structure du récit, pourtant, fondamentalement, je compte sur mon instinct pour écrire. Quoi qu’il en soit, j’ai essayé, j’essaye de repousser mes limites, mais je réalise toujours après coup si me tentatives vont ou non dans la bonne direction.

Comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, les thèmes évoqués, les outils utilisés dans La guerre après la dernière guerre sont très différents de ceux de votre premier roman : Comme des rats morts est un roman policier pour adolescents dont l’intrigue se déroule dans une petite ville et dans lequel les dialogues incisifs et les scènes d’action jouent un rôle important. Comparativement, La guerre après la dernière guerre décrit « un véritable flux de pensées intérieures, parfois accompagné de descriptions et de dialogues, même si ceux-ci sont douloureusement rares dans ce roman. »(2) Le narrateur est cependant encore un enfant et les scènes de rêves qui reviennent régulièrement jouaient déjà un rôle majeur dans Comme des rats morts. Là, toutefois, la frontière entre rêve et réalité était plus claire. Dans la seconde moitié de votre nouveau roman, elle semble s’effacer progressivement. Le passeur qui doit payer avec un bras sectionné ou le chien à trois têtes contaminé par les radiations donnent au roman un souffle mythologique. Cependant, cet enfer est tellement libre de pathos que le roman de Chuck Palahniuk, Damnés, dans lequel des adolescents condamnés tolèrent les tourments de l’enfer avec une ironie lointaine, m’est parfois venu à l’esprit…

C’est toujours agréable lorsque mes écrits sont comparés à ceux d’auteurs que j’aime ou que j’ai traduits, mais je n’ai pas lu Damnés. J’essayerai de me rattraper. Plus je pensais à la guerre, plus je me documentais, plus je sentais que je devais mettre l’accent sur quelque chose d’autre. C’est pourquoi j’ai essayé de donner à l’histoire la dimension mythique que vous évoquiez. Parce qu’à moins d’en faire réellement l’expérience, la guerre ne peut être qu’une fiction, une terrible fiction, mais néanmoins juste une fiction. Et il est vraiment inconcevable que ce soit une réalité quotidienne pour beaucoup. En attendant, à cause des médias et des reportages, la guerre, ou au moins l’un de ses aspects, l’« écume » de celle-ci, fait désormais partie de notre quotidien. 

Je pense que j’ai ressenti la nécessité d’une forme d’expiation, même si je ne suis pas sûr que cela soit intelligible. Consommer des nouvelles nous rend insensibles, et je voulais réagir à cela.

Par exemple, l’une des descriptions les plus longues du roman porte sur une photo de guerre. Je l’ai regardée pendant des heures, en essayant d’imaginer ce qui pouvait se cacher derrière. Ce fut une expérience traumatisante, mais je pense que je me suis ainsi rapproché de la réalité de la guerre.

De votre propre aveu, vous n’avez aucun lien direct avec la guerre. Dans le même temps, l’inquiétude suscitée par la disparition violente de l’humanité, la fin du monde, devient de plus en plus courante, elle s’insinue dans la vie de tout jour, un peu comme la grande peur de l’an mille en Europe. La guerre après la dernière guerre pourrait être un livre évoquant cette peur insidieuse et insaisissable. C’est un petit détail, mais pour moi, le fait que vous dédiiez cette vision grandiose de la destruction à vos fils la rend vraiment dramatique. Leur avez-vous parlé de vos doutes sur l’avenir ?

Oui, c’est très important, bien que cette dédicace repose sur une raison plus prosaïque : je pense écrire tous mes romans, et plus précisément les deux déjà publiés, et le troisième sur lequel je travaille, comme si c’était le dernier. Évidemment, je ne peux pas savoir si j’aurai l’occasion d’écrire un autre roman, et le rythme que j’adopte expose à d’autres dangers, car plus vous écrivez… bon, mais il ne faut pas entrer dans trop d’explications. C’est pourquoi j’ai voulu dédier mon roman aux deux personnes que j’aime le plus, mes fils. Eh oui, nous leur parlons de ces choses, pour la génération de mon fils aîné, l’anxiété climatique est une dure réalité, et j’avoue honnêtement que je me sens souvent désarmé pour leur redonner confiance. Je suis plutôt pessimiste, mais en même temps, je ne peux pas juste lever les bras au ciel et dire que malheureusement, il n’y a rien à faire. Donc, à cause d’eux, je dois continuer à croire que tout espoir n’est pas mort. Par exemple, j’espère vraiment que La guerre après la guerre pourra fonctionner comme une prophétie qui s’autodétruirait (par opposition à une prophétie autoréalisatrice).

Déjà avant son déclenchement, le père du protagoniste déclare à propos de la guerre : « […] les Russes ont rossé les nazis en vain, maintenant ils cherchent des poux aux yankees, et ça ne sera bon pour personne, quant à nous, nous nous retrouvons à nouveau pris entre deux feux. » Le « nous » désigne bien sûr la Hongrie, mais l’emplacement géographique, comme dans Comme des rats morts, importe peu. Au-delà des allusions mythologiques déjà citées, nous trouvons également des références à la culture américaine. J’aimerais que vous parliez de l’un des personnages centraux du livre, le soldat noir baptisé Jimmy Hendricks, qui préfère sa guitare à tout le reste, même à sa petite amie…

L'autre révolution, anthologie autour de 1956
 L’autre révolution, anthologie autour de 1956

Je ne sais pas comment ce personnage est arrivé, en fait, il était déjà présent dans la nouvelle sous-jacente au roman. En effet, initialement, le livre est né sous forme de nouvelle : on m’avait demandé d’écrire un récit historique alternatif pour une anthologie de textes autour des événements de 1956 et j’ai joué avec l’idée de ce qui se serait passé si les Américains étaient intervenus en 1956, déclenchant la Troisième Guerre mondiale. C’est ainsi que le soldat américain est entré dans le récit, mais je ne saurais dire pourquoi ce personnage à la peau noire. Les images des terribles conflits armés du XXe siècle et les horreurs d’une guerre fictive tournaient dans ma tête, la Seconde Guerre mondiale s’immisçait constamment dans mon écriture, autant que le Vietnam, la guerre de Yougoslavie ou les conflits armés actuels. Un vrai méli-mélo, si je peux m’exprimer ainsi. Le défi consistait à ne pas laisser ce récit de fiction basculer dans la parodie, mais je ne suis probablement pas la personne la mieux placée pour déterminer si en pratique, j’y suis parvenu.

Vous avez déclaré dans une interview à propos de la genèse de Comme des rats morts : « […] je ne parvenais pas à laisser partir mon texte. J’avais avec lui un peu la réaction de quelqu’un qui se trouve dans une file d’attente, plus il a attendu à une caisse, plus il lui est difficile de quitter la queue. » Généralement, tu évites les déclarations flamboyantes, et tu parles de ton travail avec humour et avec une humilité inhabituelle de la part de l’auteur d’un premier roman couronné de succès. D’où vient cette saine distance que tu gardes avec ton travail ?

Je ne pense pas être capable de concevoir très différemment tout cela, l’écriture qui est vraiment à la fois un travail, un passe-temps et un plaisir. Je me considère très chanceux d’avoir pu écrire Comme des rats morts, tout ce qui a suivi, c’était la cerise sur le gâteau. Il est indéniable que mon roman a été un grand succès, ce qui m’a fait beaucoup de bien. Cela ne se voit peut-être pas au premier abord, mais j’ai gagné en équilibre et en confiance en moi. Le roman a agi comme une thérapie. Néanmoins, je pense que je ne parviendrai jamais à dépasser mes doutes permanents, ma nature profonde est de toujours tout remettre en question. Peut-être parce que je trouve cela très dangereux lorsque quelqu’un se montre trop satisfait de ce qu’il produit. Si nous nous arrêtons pour contempler avec une satisfaction béate nos merveilleux écrits, nous prenons le risque de nous fermer un grand nombre de portes et de passer à côté d’axes d’évolution potentiels. Bien sûr, il n’est certainement pas non plus très bon de douter autant que moi, mais depuis quelque temps déjà, j’accepte le fait que je ne peux rien y changer.

 

(1) Valuska : Il y a toujours une guerre après la dernière guerre, konyves.blog.hu, 5 novembre 2017
(2) Péter Pogányi : Évasion vers nulle part, Revizor, 30 mars 2018

Interview : Gábor Orbán
Traduction : Anne Veevaert