« Je suis littéralement tombée amoureuse de La version selon Marc »

Entretien avec Katharina Loix Van Hooff à l’occasion de la parution de La version selon Marc – Histoire simple virgule cent pages de Péter Esterházy (trad. Agnès Járfás, Gallimard, 2017)

Quel est votre parcours éditorial ? Vous travaillez au sein des éditions Gallimard depuis 2016 où vous vous occupez de la littérature étrangère. Êtes-vous responsable d’une collection ou de l’ensemble des éditions étrangères ?

Je m’occupe de la coordination et de la programmation de la collection Du monde entier. Je suis aussi plus directement en charge de la littérature germanique et néerlandaise, de la littérature israélienne, arabe et d’Asie – ainsi que de la littérature d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est.

Comment vous organisez-vous pour vous répartir les différents pays au sein de cette collection?

Nous avons des spécialistes qui travaillent pour la littérature espagnole, lusophone, anglo-saxonne, scandinave et italienne. Je suis moi-même allemande, et lors de mes études et d’une première expérience professionnelle, j’ai pu apprendre le russe et voyager beaucoup en Europe de l’Est. A présent, j’ai la chance de devenir peu à peu spécialiste de toutes les autres langues dont je m’occupe aussi !

Avez-vous fait vos études en Allemagne ?

J’ai fait mes études en Allemagne, en France, aux États-Unis et en Belgique. Quand j’étais encore journaliste indépendante pour les médias allemands, j’ai écrit des reportages et séjourné aux États-Unis, en France, en Russie et en Ukraine. C’est là que s’est révélée ma passion pour les pays d’Europe de l’Est. J’ai fait mes premiers stages et expériences dans l’édition allemande, avant d’écrire moi-même un roman, qui a été publié en Allemagne. Je suis mariée avec un français et je vivais déjà en France depuis longtemps, j’ai donc eu envie d’intégrer l’édition française. J’ai obtenu le master 2 « Politiques éditoriales » de l’Université Paris 13 (Villetaneuse), j’ai fait un stage de fin d’études chez Grasset, puis j’ai travaillé pour une agence littéraire pendant six ans. C’est l’été dernier que j’ai rejoint Gallimard.

En tant qu’Allemande, vous devez bien connaître les différences entre la France et l’Allemagne sur le plan de la représentation de la littérature hongroise ?

En Allemagne plus qu’en France, Péter Esterházy a vite été considéré comme un écrivain majeur. Quand j’ai fait mon stage chez Berlin Verlag, ils venaient de publier son chef d’œuvre Harmonia Caelestis, et il était déjà un grand auteur de cette maison d’édition. D’ailleurs, j’ai même pu travailler sur la traduction de son manuscrit Revu et corrigé. J’étais ravie quand il m’a contacté pour me remercier et me dire qu’il avait lu et beaucoup aimé le roman de mon père, écrivain allemand des années soixante-dix, lorsqu’il est venu dans l’Ouest pour la première fois. Comme vous pouvez imaginer, j’ai été touchée par ces mots. En plus d’être l’auteur d’une œuvre brillante et fascinante, c’était un homme charmant, drôle et sympathique. 

 

Quand je suis arrivée chez Gallimard, seulement quelques jours après son décès le 14 juillet 2016, le premier projet dont j’ai parlé à Antoine Gallimard était l’acquisition des derniers romans de Péter Esterházy.

Pas question d’art a été publié en 2012. Pour moi, l’œuvre d’Esterházy était des plus importantes, et il fallait absolument continuer à le publier. La version selon Marc est donc le premier livre que j’ai amené aux Éditions Gallimard.

Culturellement ces deux pays sont davantage liés.

De mon point de vue, l’intérêt pour la Hongrie est fort aussi en France, mais il manque cette relation à l’auteur, et ce lien n’a jamais pu être créé de la même manière. En Allemagne, les événements autour de la littérature jouent un rôle important dans l’accueil de l’œuvre d’un auteur. Cette culture de lectures publiques et de l’évènement n’existe pas ou peu en France. Péter Esterházy avait beaucoup d’aisance dans ce domaine. Il savait vraiment créer des liens immédiats avec le public. Dès que vous le voyiez, il suscitait instantanément votre intérêt.

 

Il a été extrêmement apprécié et ce non pas seulement parce qu’il parlait l’allemand couramment. Il a eu un rapport privilégié avec le public allemand, qui s’intéresse d’ailleurs beaucoup à la littérature hongroise.

Quand le public français voit le nom d’Esterházy, pense-t-il plutôt à l’affaire Dreyfus ou à l’écrivain ? Est-ce que Péter Esterházy est connu en France comme écrivain ?

Il est certainement connu pour ceux qui connaissent la littérature d’Europe de l’Est. Cela dit, il n’a jamais atteint le nombre de lecteurs en France qu’il a en Allemagne. Mais Harmonia Caelestis a été clairement reconnu comme un chef d’œuvre de la littérature post moderne, si ce n’est de la littérature tout court. Cette histoire impressionnante et parfois farfelue de sa famille, une des grandes familles européennes, qui a effectivement marqué l’histoire à plusieurs reprises est aussi une ode à son père, dont l’auteur n’a appris que plus tard qu’il avait espionné pour le régime. Mais avant tout, et cela devient clair après la lecture de quelques pages seulement, il s’agit d’une déclaration d’amour à la littérature et au jeu de mots, qui me paraît universel.

Pensez-vous que son dernier livre sorti avant sa mort, Hasnyálmirigynapló (Journal du pancréas), pourrait aussi être édité en français?

Pour l’instant La version selon Marc est notre priorité. Nous avons également acquis les droits pour un deuxième roman de son triptyque Histoire simple virgule cent pages, dont celui-ci fait partie. Je suis littéralement tombée amoureuse de La version selon Marc. Je trouve l’histoire très belle. Elle paraît bien plus accessible que beaucoup des ouvrages d’Esterházy.

 

Il semble y avoir un malentendu persistant sur le fait qu’Esterházy serait une lecture difficile. En réalité, toute la compréhension et la réflexion passe chez Esterházy par un humour fin mais parfois aussi assez cru.

Il me semblait donc important de redonner envie au public français de s’intéresser à Esterházy avec ce texte court, profond et complexe tout en restant accessible.

Quel est la place de la littérature d’Europe de l’Est dans la politique éditoriale de Gallimard?

Elle occupe une place importante. Contrairement à la plupart des éditeurs, nous avons toujours en tête l’équilibre de nos publications pour représenter ce qui se passe dans la littérature du monde entier. La collection s’appelle Du monde entier et Antoine Gallimard y tient énormément. Pour moi, la littérature d’Europe de l’Est est importante, car elle raconte souvent l’histoire d’un autre point de vue. Le passé et le présent – pourtant partagés – y sont vécus de façon très différente et cela me paraît toujours enrichissant. Notamment la littérature hongroise avec des grands maîtres comme Imre Kertész, Péter Nádas – que j’apprécie énormément – et justement Péter Esterházy, mais aussi avec des auteurs comme Krisztina Tóth, que nous avons publiée. En 2018 nous avons programmé le magnifique roman de György Dragomán intitulé Le Bûcher. Nous avons par ailleurs un autre ouvrage en cours, celui d’András Forgách (Élő kötet nem marad, Jelenkor, 2015). La question relève donc parfois de la mise en œuvre pratique. Par exemple, en ce moment, nous avons beaucoup de succès avec la littérature italienne, et nous retraduisons tout l’œuvre d’Italo Calvino. Par conséquent, sur une trentaine de titres annuels, l’équilibre penche vers la littérature italienne. La littérature anglo-saxonne est toujours importante, elle représente une grande partie de nos sorties. Comparé aux autres éditeurs, sa place reste néanmoins modeste. Il y a d’autres maisons qui font l’effort de regarder ailleurs, mais pour la plupart du marché, l’anglais domine. On a moins facilement accès à la littérature coréenne, vénézuélienne ou hongroise !

Comment situez-vous son roman, La Version selon Marc, dans l’ensemble de l’œuvre d’Esterházy ? S’inscrit-il dans la lignée du Harmonia Caelestis et du Revu et corrigé en terme d’importance et de prestige ?

C’est un livre qui relève le défi d’écrire une histoire simple en une centaine de pages. Péter Esterházy savait qu’il était parfois considéré comme peu accessible pour la plupart des lecteurs.

 

Dans ce livre, il s’est réellement forcé à écrire une histoire simple en passant par la Bible et l’évangile selon Saint-Marc. Cet évangile fascinant est en fait très « esterhazien » et exprime comme aucun autre le doute mystique.

Il paraît difficile d’en déterminer l’auteur qui probablement était Pierre, donc Péter. Esterházy joue avec cette idée. J’aime beaucoup l’humour dont il fait preuve. Il propose quelque chose d’assez biographique, tout en jouant avec le thème juif cette fois-ci, et il en fait une œuvre très originale. Cette opposition entre la grand-mère juive et la grand-mère chrétienne du narrateur est intéressante. Nous pouvons lire le récit comme l’histoire d’une enfance hongroise ou selon un axe philosophique. Et puis, c’est aussi le thème des tragédies de guerre qui résonnent sur les générations. Ce thème du deuil des grand-mères et de leur colère contre dieu est magnifiquement évoqué et traité sur un niveau intellectuel et littéraire.

Comment les Français lisent-ils Esterházy qui utilise un langage très spécial, plein d’allusions et de jeux linguistiques ?

Même si on n’a pas toujours accès aux jeux sur le langage, au double ou triple niveau de sens, cela n’enlève rien au plaisir de la lecture, il me semble. Mais ce petit livre me parait effectivement plus simple, par exemple, que Harmonia Caelestis et c’est pour cette raison que j’ai choisi de publier La version selon Marc avant La version cape et épée, le deuxième livre du triptyque car ce dernier est plus « estherhazien », plus compliqué, plus burlesque et plus ancré dans l’histoire hongroise. J’espère que les lecteurs pourront découvrir ou redécouvrir Esterházy par ce petit livre, et ensuite aller plus loin. 
Je viens de publier le livre de Sacha Batthyany (Mais en quoi suis-je donc concerné? Un crime en mars 1945. L’histoire d’une grande famille hongroise, collection Du monde entier, Gallimard, 2017). L’auteur vient d’une grande famille hongroise et évoque son passé familial trouble. Un secret choquant de la famille, dont il n’était pas conscient auparavant, a été révélée au grand jour. Il s’interroge sur les raisons très personnelles de sa honte et sur ce qui nous lie à l’histoire familiale et au passé parfois sombre. Ce sont des questions très importantes qu’il faut se poser aujourd’hui et je pense que les nouvelles générations en particulier doivent s’y intéresser. Esterházy s’est posé ces questions depuis des décennies d’une manière très littéraire ! Avec tout ce qu’il savait, tout ce qu’il faisait, il était inévitable que cela suscite chez lui une démarche littéraire. Mais c’est justement cela qui peut être fascinant pour une nouvelle génération de lecteurs.

Gábor Orbán