« Je n’ai pas une image précise de la fin du monde mais parfois, j’ai le soupçon qu’elle a déjà commencé »

Interview avec Ádám Bodor à l’occasion de la parution de son roman Les Oiseaux de Verhovina aux éditions Cambourakis (trad. Sophie Aude) 

Les Oiseaux de Verhovina paraît aux éditions Cambourakis en septembre. Il est indéniable que le nouveau roman a des traits communs avec La Vallée de la Sinistra et La visite de l’Archevêque disponibles en français depuis les années 1990. « Les trois livres nous plongent dans une société (pseudo)hiérarchisée, militariste, mue par des mécanismes apparemment déraisonnables, où les personnages trouvent leur place avec un naturel évident. C’est presqu’un cliché de dire que les œuvres de Bodor dessinent des sociétés dictatoriales dont le rejet et la critique sévère s’expriment par l’impassibilité révoltante de leur représentation », dit l’un de vos critiques hongrois, Emese László (1). Il n’est peut-être pas hasardeux d’affirmer que ces motifs récurrents sont en partie puisés dans vos expériences personnelles : vous avez passé deux ans en prison dans la Roumanie des années 1950 pour diffusion de tracts anticommunistes.

Oui, il semblerait que les souvenirs de la prison, directement ou indirectement, et du moins sous la forme de vision du monde, de philosophie de la vie, sont présents dans le roman. Mais les années d’après la prison se sont également passées dans l’ombre de la dictature. Je les ai vécues existentiellement dans l’atmosphère de l’oppression, il n’est donc pas étonnant que l’ambiance générale d’alors ait imprégné mes textes. On perçoit sûrement dans mes nouvelles qu’elles n’ont pas été écrites dans une démocratie libérale. Le fait que j’ai rédigé ces textes-là, à cette époque-là et non quelques décennies plus tard, rétrospectivement, dans des conditions moins risquées est pour moi essentiel. C’est ce qui m’autorise à évoquer l’image quelque peu abstraite de ce paysage historique même après la dictature. A cette époque-là, sans me soucier des exigences du pouvoir, j’essayais d’écrire sur cet environnement moral qui m’entourait réellement, qui m’inspirait et qui, à mon avis, caractérise l’Europe de l’est encore aujourd’hui.

En stylisant des lieux concrets, j’ai tenté de projeter l’atmosphère de la dictature dans un paysage fictif. C’est certainement ce qui a permis à mes textes d’être publiés.

Même si dans ces écrits se dessine sans équivoque l’ombre et les dispositifs de la dictature communiste, on n’y trouvait pas ces clichés schématiques, ces types sociaux. Ils renvoyaient plutôt à un univers de conte où les gens se comportent ainsi à cause de certains rapports de force. Le contrôle que les autorités exerçaient sur la presse, la censure, devait placer l’espace de mes écrits dans un environnement lointain, utopique, ou avoir trop honte de reconnaître les conditions réelles du pays dans mes textes. Elle leur a donné le feu vert, en haussant les épaules. En recourant aux outils distanciés de la représentation artistique, j’ai rendu possible la publication de ces œuvres.

Les actes de violences ne sont pas rares dans le roman, pourtant ce n’est pas la violence, si naturelle aux personnages du roman, qui nous choque le plus mais cette légèreté ahurissante avec laquelle ils réinterprètent le passé du jour au lendemain. Le lendemain de l’arrestation d’Anatol Korkodus, deux de ses subordonnés, témoins oculaires de son enlèvement, parlent ainsi :
« Le patron n’est pas là ?
Je ne l’ai pas encore vu aujourd’hui.
(…)
S’il est parti, il est parti. Si c’est sur votre route, je vous demanderai de passer à la cantine pour demander qu’à partir d’aujourd’hui, on ne nous livre le déjeuner que pour une personne.»
Est-il exagéré de supposer que l’adaptation rapide à des régimes éphémères est un réflexe dû à une certaine expérience de l’histoire en Europe de l’est ?

Oui, mais il s’agit peut-être de plus que cela. Ou plutôt de moins. C’est comme si dans ces endroits la société ne savait que faire de la liberté. Est-ce que l’oppression existe quelque part parce que l’endroit s’y prête, que les gens y sont réceptifs ? C’est pourquoi je ne dirais pas que ce comportement est la conséquence directe d’une expérience historique, même si celle-ci y contribue sans doute.

La résignation est un héritage dans ces contrées, la réponse instinctive d’une société écrasée. Cette résignation réflexe permet d’accepter et d’inscrire dans l’ordre normal des choses tous les événements qui pourraient paraître effrayants pour un mode de pensée libéral.

Si la résistance, la révolte sont rares, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont systématiquement suivies de rétorsion. Elles restent sporadiques car les gens acceptent avec résignation, comme s’ils les comprenaient, toutes les mesures qui correspondent à la nature morale des lieux. Ils s’étonnent rarement, car si on interprète les choses en se conformant aux attentes du pouvoir, il n’y a aucune raison de s’étonner. C’est comme si nous assimilions cela avec l’air que nous respirons, avec le lait maternel, avec les éléments indispensables de l’existence. Cela fait partie de notre façon de penser, de notre chair, car le rabaissement de l’homme, qui fait partie intégrante du fonctionnement de l’ordre en place, a déjà eu lieu. La tactique de l’oppression repose sur le fait que la servitude compte au nombre des dispositions humaines. Quelqu’un qui vit dans l’indigence admire volontiers même de faux idéaux, prêt à se vouer à de fausses illusions, à des chimères, et à les légitimer avec enthousiasme. C’est pourquoi il est facile de rendre l’opprimé complice de l’oppression. En Europe de l’est ou si on préfère, en Europe centrale et orientale, une région instable depuis toujours, les exemples ne manquent pas. Cette démocratie débarquée du jour au lendemain pourrait basculer, à n’importe quel moment, dans le règne de l’arbitraire, et cela sur le terrain même des droits civiques fondamentaux. C’est le paradoxe de cette région et une menace qui pèse en général sur toutes les démocraties.

Les différents lieux où se déroulent les histoires des Oiseaux de Verhovina font presque sans exception penser à d’immenses camps de prisonniers sans clôtures, où il est difficile de satisfaire les besoins humains les plus élémentaires, pourtant le lecteur (en tous cas moi) s’y sent bien. La représentation suggestive de la nature y est certainement pour beaucoup. Les Oiseaux de Verhovina évoque une tapisserie médiévale où pas un recoin ne se cacherait une petite fleur, une feuille, un lapin, un petit singe ou un écureuil, tous minutieusement exécutés. Les protagonistes du roman vont et viennent parmi des forêts et des fleuves, ils préparent des plats exquis à partir des trésors de la flore et de la faune locales. Ce n’est sans doute pas un hasard si le livre de cuisine d’Eronim Mox joue un rôle central dans le livre. Il ne contient pas seulement des recettes mais toute la sagesse de la région, son passé et son avenir. D’où vient cette relation presque sensuelle avec la nature, la forêt et tout ce qui la peuple ?

Cette relation est sûrement fonction du caractère, des inclinaisons de chacun. Elle représente un domaine particulier de la culture, selon la personnalité de chacun, et pour lequel nous n’avons pas tous les mêmes prédispositions. En tous cas, c’est un cadeau précieux, vital, une source de joie en même temps qu’un outil indispensable pour la survie. En fin de compte, il s’agit d’une manière individuelle d’expérimenter la liberté.

J’avoue que même sous la dictature, c’est au sein de la nature que j’ai parfois pu sentir le souffle de la liberté. Probablement, parce que dans cette relation, il m’arrivait de pouvoir me soustraire à ce qu’on voulait m’imposer.

La liberté et le bonheur sont des notions vides, stériles tant qu’on n’expérimente pas leurs contraires. Si on a de la chance, ces moments passés dans la nature peuvent nous offrir de les entrapercevoir. Qu’elle soit amicale, étrangère ou effrayante, la nature est toujours émouvante car indépendante de l’activité humaine. Je suis rarement capable d’échapper au mystère qu’impose la rencontre avec elle. Dans le meilleur des cas, cette rencontre a des conséquences sentimentales décisives, pérennes qui peuvent s’infiltrer jusque dans la création artistique.

Verhovina est un endroit assez paradoxal : ses vastes forêts sont dépourvues d’oiseaux (des personnes non identifiées les en ont chassés), sa synagogue a été transformée en laverie, sa communauté juive est devenue luthérienne, son pasteur, défroqué, se révèle être un assassin à la tronçonneuse et le pope aux quatre testicules, faute de fidèles, donne une consolation charnelle aux pécheresses travaillant à la laiterie voisine. Les habitants de Verhovina ne parlent pas le hongrois mais la bibliothèque de l’ancienne école évangélique est pourtant pleine de livres hongrois. Dans l’attente d’un officier hongrois qui ne vient pas, seule une vieille fille se fait lire ces volumes dont le sens lui échappe aussi bien qu’au lecteur. L’infirmière locale est capable de ressusciter des enfants frappés par la foudre mais n’use pas toujours de ses talents… On pourrait dire que cette fiction n’a rien à voir avec la réalité pourtant la sainte patronne de Verhovina, la Dame aux trois jambes pourrait facilement être la patronne de l’Europe de l’est. Cette région serait tellement contradictoire ?

C’est une question terriblement sensible. Contradictoire, elle l’est assurément, c’est pourquoi cette région est tellement saisissante. Je ne peux pas donner une réponse très assurée à cette question, elle pourrait paraître trop obsessionnelle.

Quand j’écris sur cette contrée, c’est son image abstraite, artistique que j’ai en tête qui ne correspond pas forcément, dans ses coutumes, ses mœurs, à la réalité. Il n’est pas en mon pouvoir d’ajouter des commentaires explicatifs à cette image subjective.

Ainsi, on pourra penser que j’essaie de projeter une vision qui n’existe que dans mon imagination, pleine d’éléments fabuleux et d’exagérations sur un paysage existant et, somme toute, assez ordinaire. J’aurais sans doute du mal à convaincre, dans le cadre d’une conférence académique ou d’une campagne publicitaire des intérêts réels de cette contrée. Mon regard sur ce paysage est partial, transformé par la charge émotionnelle dont je le revêts. Mais ce n’est certainement pas un problème : sans regard déformant, sans admiration excessive et sans partialité, l’art n’existe pas.

« S’il existait une version réaliste magique de cette région mêlant des fragments de la Subcarpathie et des confins de la Transylvanie, elle s’appellerait Verhovina », écrivait Tünde Tóth (2), formulant ainsi la pensée qui nous trotte dans la tête sans qu’on puisse le chasser. L’expression « réalisme magique » est aujourd’hui un peu usée, édulcorée, et ne correspond en rien à la poésie dépouillée du livre, mais il est certain que les éléments fantastiques abondent, organisés entre eux par une relation assez « réaliste ». « Vu de l’intérieur », ce monde « paraît parfaitement logique » (3) . J’avais l’intention de vous demander si vous envisagiez d’écrire le livre dans le livre (le livre de cuisine d’Eronim Mox), mais je me suis rendu compte que vous l’avez déjà fait : il s’intitule Les Oiseaux de Verhovina. Pourquoi les éléments fabuleux, les personnages fantastiques quasi archétypiques vous intéressent-ils ?

Dans ma réponse, un peu hésitante, à la question précédente j’ai d’une certaine manière déjà abordé cela. La force créatrice d’une vision subjective, particulière d’un paysage. Le livre de cuisine d’Eronim Mox est plus évocateur, s’intègre mieux aux outils de la narration où il apparaît, difficilement identifiable, révélé au fil de références récurrentes un peu énigmatiques, que s’il était disponible dans son intégralité quelque part, même dans les pages du roman. Si je citais textuellement ce livre de cuisine fictif, je le dépouillerais du mystère qui est la raison pour laquelle il fait partie intégrante du roman. Sans parler du fait qu’il n’est pas exclu, avouons-le, que je ne connaisse pas non plus les recettes et les histoires mystérieuses qui figurent dans ce livre. Cette relation d’incertitude fait partie de mon raisonnement de prosateur et c’est également une question de cohésion artistique…

Le sous-titre du roman est « Variations pour les derniers jours ». Emese László parle d’une différence importante par rapport à vos précédents romans. Dans Les Oiseaux de Verhovina, « nous contemplons l’auto-liquidation d’un système fatigué, devenu végétatif ».(4)  Il est intéressant de remarquer que le dernier représentant local de cet ordre ancien, Anatol Korkodus, le chef de la brigade des eaux, apparaît comme un héros. La surveillance des eaux des neuf sources thermales est une occupation vaine pour beaucoup, pourtant Korkodus donne un objectif, un cadre à la vie des habitants de Verhovina. Selon András Zoltán Bán, Korkodus est ni plus ni moins un personnage mythique, « une sorte de Roi des Eaux, dieu fluvial sécularisé, prêtre initié aux mystères de l’eau » (5) dont la chute signifie la vulnérabilité totale devant les nouveaux maîtres de la contrée. La fin du monde commencerait-elle par l’aliénation absolue des représentants du pouvoir ?

Je ne sais pas par quoi ça commence. Probablement lorsqu’on réalise que l’aliénation a déjà eu lieu, notamment avec l’appropriation par l’arbitraire du pouvoir des notions qui nous sont les plus chères. Les penseurs de toutes les époques ont cultivé des pensées, des pressentiments transcendantaux concernant l’apocalypse, avec lesquels les sociétés anciennes ont érigé des temples et des sanctuaires. Les limites de la connaissance de l’univers, l’inaccessibilité du grand secret constitue le grand paradoxe de l’existence et emplit l’homme d’une angoisse infinie.

A un niveau plus prosaïque, celui de l’évolution des sociétés, les histoires de Verhovina, évoquent dans une certaine mesure la venue de ces derniers temps. Je n’ai pas une image précise de la fin du monde mais parfois, j’ai le soupçon qu’elle a déjà commencé, que nous y sommes déjà un peu. Quelque chose, qui existait jusqu’à maintenant, commence à disparaître. Mais je ne veux pas dire que tout ce dont je parle ici figure dans le livre, ce serait exagéré.

Je ne serais pas très étonné si un de mes amis me montrait un jour des photos ou des cartes orohydrographiques de Verhovina. Vous disposez de telles choses ? Vous guidez votre lecteur avec une telle assurance dans cet univers à la fois familier et étranger aux confins de la civilisation qu’on soupçonne l’existence d’une maquette à échelle réduite dans votre bureau… Plus sérieusement, comment faites-vous pour vous retrouver dans l’espace assez complexe du roman ? Et dans sa temporalité ? Car les chapitres ne se succèdent pas toujours dans l’ordre chronologique, et avec des petites différences, des chevauchements et des omissions, ils racontent tous la même histoire qui se déploie dans son intégralité à la fin du livre comme une image peinte sur les plis d’un éventail.

Oui, il existe une telle carte avec l’indication exacte des points cardinaux. Je dois toujours savoir où se lève et se couche le soleil. Elle s’est créée toute seule dans mon imagination (elle y est d’ailleurs restée, il n’en existe pas de version physique). C’était la même chose pour l’écriture de La Vallée de la Sinistra. Le paysage apparaît soudain comme sur une carte, tout y a son emplacement exact, ce qui est d’ailleurs, je crois, la condition indispensable pour s’orienter dans l’espace du roman, à l’intérieur de ses coordonnées fictives. Soit dit en passant, il y a une petite incohérence dans mes descriptions par rapport à la maquette imaginaire. Je ne dirai pas quoi exactement mais si ma carte est exacte, cette chose ne peut pas se situer là où je l’ai imaginée. Je me suis rendu compte à temps de cette erreur, mais j’étais incapable de voir cet endroit d’un autre point de vue, donc, je n’ai pas pu le changer. De toute façon, ça ne doit pas déranger le lecteur car il ne connaît pas « la carte ».

« Il y a dans le style de Bodor quelque chose de gai au-delà de la douleur foudroyante. Il transcende les événements tragiques par son humour léger, comme s’il disait : cette fichue vie est comme ça, que voulez-vous ? » (6), écrit l’un de vos critiques. « Ici, les gens savent jusqu’à quand durent les choses, où sont les limites, la fin de l’histoire», dit dans le livre Pochoriles, patron de l’auberge aux Deux Gredines avant d’aller s’immoler. Quand on lui demande s’il n’aura froid dehors sans pull, il se contente d’agiter le bidon d’essence et répondre : « Je crois que je ne devrais pas. » Ce type d’humour noir, l’absurde, le grotesque ne sont pas étrangers à la littérature hongroise. De quels écrivains vous sentez-vous proche ? Quels sont les auteurs qui vous ont influencé?

Il n’y en a pas à ce que je sache. Il s’agit chez moi d’une attitude instinctive, d’un trait de caractère primordial, ce n’est pas seulement une approche artistique, mais aussi une tactique de survie personnelle. Ce genre de choses ne s’acquière pas, que ce soit comme manière de se comporter ou comme conception de la vie. Dans ce sens, je ne vois pas qu’il y ait lieu de rechercher mes prédécesseurs dans la littérature hongroise. Et probablement ailleurs non plus.

(1) Emese László : « Lassan múló bánatos napokra », Jelenkor, 2012/2
(2) Tünde Tóth : Változatok végnapokra, Bárka, 2012/2
(3) Sándor Bazsányi : Madártalanul, Holmi, 2012/2
(4) Emese László « Lassan múló bánatos napokra », Jelenkor, 2012/2
(5) András Zoltán Bán : A zárványlét szépségei, Revizor, 14/05/2012
(6) Tünde Tóth : Változatok végnapokra, Bárka, 2012/2

Interview, traduction : Gábor Orbán