Interview avec Ilona Kovács

Maître de conférences à l’Université de Szeged, traductrice littéraire, Ilona Kovács est coordinatrice de la partie hongroise du Dictionnaire des Femmes Créatrices (Éd. Femmes, sous la direction de Béatrice Didier, Mireille Callé-Gruber et Antoinette Fouque).

Quelles écrivaines hongroises figureront dans le Dictionnaire des Femmes Créatrices ?

Il y aura en tout 114 entrées pour la Hongrie, tous domaines confondus dont la musique, le film, le théâtre, la photographie, etc. La littérature en représente un tiers à peu près, ce qui veut dire une trentaine d’entrées individuelles. Il faut savoir toutefois que les articles se divisent en deux catégories : articles de synthèse sur les mouvements et les époques en général (dix-sept en tout pour la Hongrie) et les articles individuels (plus de cent) qui traitent des personnalités les plus célèbres ou les plus importantes. Il va de soi que Márta Mészáros ou Ildikó Enyedi ont leur entrée particulière, mais Erzsébet Szőnyi par exemple fait partie du grand article musical, puisqu’elle est moins connue comme compositrice et elle a surtout du poids dans l’enseignement de la méthode Kodály dans le monde. Ce n’est pas un jugement de valeur, bien évidemment, mais un choix de nécessité. 
Pour les écrivaines, on avait l’embarras du choix, surtout en essayant d’intégrer quelques personnalités significatives de la littérature contemporaine, très étendue et très intéressante, comme Krisztina Tóth ou Zsuzsa Beney. Il serait fastidieux de donner toute la liste, mais je tiens à signaler que nous avons tenté de dresser un portrait aussi objectif que possible. Toutefois, les absentes (hélas, nombreuses) devront attendre soit une édition hongroise modifiée et augmentée, soit une nouvelle initiative internationale, étant donné que les dimensions données étaient très contraignantes.

Magda Szabó est probablement l’écrivaine hongroise la plus connue du public français aujourd’hui. A votre avis, quels sont les motifs de son succès exceptionnel ?

Il faut se rendre compte que dans la réception des auteurs étrangers, les analogies et ce que le chef de file de l’esthétique de la réception, Jauss appelle „l’horizon d’attente” décident en grande partie du succès ou du refus des lecteurs. Si Kosztolányi et Márai ont été et sont toujours aussi bien reçus, c’est que leur style paraît familier aux Français et que leur traitement philosophique des sujets historiques et personnels doit plaire aux lecteurs européens en général et français plus particulièrement. Le genre du premier texte traduit en français de Magda Szabó, La porte, est largement autobiographique, comme Les Confessions d’un bourgeois de Márai ou le cycle de Kornél Esti de Kosztolányi. Les souvenirs personnels et les autobiographies sont les plus accessibles pour tout public moderne et le succès de ce livre couronné par le Prix Fémina en 2003 a dû faciliter la réception de tout l’œuvre de l’écrivaine. Les romans et la prose en général semblent être plus faciles à traduire que la poésie et le théâtre, qui sont plus enracinés dans la langue d’origine. De plus, le moment semble avoir été bien choisi pour la traduction de cette auteure : la sensibilité aux sujets féminins traités de manière apparemment simple et populaire explique partiellement cet accueil favorable. En fait, il est difficile d’expliquer clairement ce succès avec si peu de recul. Il faudra attendre un certain temps pour voir si le succès de La porte s’avère durable et se répand successivement aux autres ouvrages de l’auteure.

Vous avez traduit plusieurs textes romanesques et autobiographiques de George Sand, ainsi qu’une sélection de sa correspondance. Existe-t-il des personnages aussi déterminants et significatifs qu’elle dans la littérature hongroise?

Dans le domaine des comparaisons, il faut tenir compte d’un décalage historique entre la France et la Hongrie, donc certaines personnalités auraient dû avoir un rayonnement semblable à celui de George Sand, mais le contexte social et historique ne favorisait pas assez leur entrée en scène. Une de ses contemporaines hongroises par exemple, la baronne/le baron Vay (Alexandre et Alexandrine) ne doit sa popularité qu’au procès que lui ont valu ses rôles masculins. La langue ne facilitait pas non plus son succès littéraire, mais il faut dire que son activité littéraire ne présentait pas les mêmes qualités que celle de George Sand. Ainsi, les véritables grandes personnalités féminines ne sont apparues chez nous qu’au XXe siècle et pas exclusivement dans la littérature. Pensons au cas d’Anna Lesznai qui avait été a la fois graphiste et poétesse ou à Gitta Mallász, bien connue du public français.

En tant que spécialiste de la littérature hongroise des XVIIIe et XIXe siècles, que pensez-vous de mon auteure préférée, connue sous le pseudonyme de Psyché ? Ce personnage féminin rêvé et créé par Sándor Weöres appartient à la réalité hongroise du XIXe siècle ? Existait-il de telles figures féminines dans la Hongrie de l’époque ?

Bien sûr que oui, et même en grand nombre ! Il est bien connu que Sándor Weöres avait été inspiré pour écrire ce recueil fictif d’une poétesse des temps anciens (1972) par ses recherches qui ont abouti à une anthologie des curiosités de la poésie hongroise publiée en 1977. Le personnage de Psyché est composé d’après plusieurs créateurs et créatrices du XVIII-XIXe siècle hongrois et la monographie d’Anna Fábri, qui recense les auteures de cette époque cite des douzaines de créatrices intéressantes. Pourtant, le jeu de rôle, un poète moderne se déguisant en poétesse des siècles passés, présente au moins autant de particularités de son créateur que de l’époque qu’il est censé recréer. Péter Esterházy joue pareillement et délicieusement, un peu plus tard, le rôle d’une femme, Lili Csokonai (Tizenkét hattyúk, 1987). Ce genre de simulation est très fertile du point de vue poétique et les modèles féminins ayant eu une carrière littéraire importante ne manquent pas.

Vous avez publié et (partiellement) traduit les manuscrits français de Francois II Rákóczi (1676-1735). Deux de ses écrits appartiennent au genre autobiographique, et la confession la plus importante de l’époque, celle de Kata Bethlen, rédigée en hongrois, relève du même genre, très populaire à l’époque. Peut-on dire qu’il y a des variantes masculines et féminines des mémoires?

Je ne pense pas que la littérature se différencie fondamentalement selon le sexe des auteurs. Il y a d’autres critères plus décisifs (comme l’époque et ses canons littéraires, les qualités personnelles, etc.) selon lesquels on peut distinguer les écrits. Le sexe de l’écrivain a sa part évidemment dans cette complexité des facteurs mais toujours en fonction des autres facteurs, et jamais uniquement dans la relation homme-femme.

Un écrivain du XXe siècle hongrois, Zsigmond Móricz a écrit au sujet de Margit Kaffka, à la parution de son roman magistral (Couleurs et années): „A mon sens, ce roman marque son avènement au sommet de sa carrière d’écrivaine, qui représente en même temps une hauteur que jamais aucune femme écrivaine n’a atteinte avant elle chez nous. […] Son intérêt principal réside pour moi dans le fait que ce roman avait été rédigé par une femme. Nous avons déjà lu bien des chefs-d’œuvre. Mais des femmes n’ont pas figuré jusqu’ici dans la littérature mondiale.” Est-ce que cela passe toujours pour une curiosité si une femme publie un chef d’œuvre ?

Heureusement, pas du tout ! Et il faut dire que Móricz se trompe grossièrement en ignorant les grandes écrivaines de la littérature mondiale, amplement traduites (et bien connues) en Hongrie, comme les sœurs Brontë, Virginia Woolf ou encore George Sand. Pour ne citer que le nom de Zsuzsa Rakovszky, personne ne s’étonne dans le métier de la voir sortir des textes époustouflants. Que le public soit tout aussi éclairé et libéral, cela laisse planer des doutes, mais les textes sont là pour prouver l’émancipation brillante et convaincante des femmes dans la littérature hongroise moderne comme fait accompli.

Gábor Orbán

 
Entrée consacrée à Sarolta Vay dans le Dictionnaire des Femmes Créatrices (Éd. Femmes, sous la direction de Béatrice Didier, Mireille Callé-Gruber et Antoinette Fouque, à paraître en 2012)

VAY, Sarolta (Sándor) (Gyón, 1859 – Lugano, 1918)
Écrivaine et journaliste hongroise

Fille d’une prestigieuse famille de l’aristocratie, elle fut élevée comme un garçon par son père qui lui fit apprendre l’escrime et l’équitation. Elle fréquenta diverses universités hongroises et allemandes. Elle cultiva d’abord les belles-lettres, puis travailla pour des journaux (Pesti HírlapÚj Idők, etc.). Elle devint collaboratrice principale des feuilles mondaines Magyar Szalon et Magyar Géniusz. Elle écrivit surtout des chroniques historiques sur le Pest et les campagnes des XVIIIe et XIXe siècles, évoquant la vie quotidienne et les festivités de la haute noblesse. Elle fit paraître de son vivant ses œuvres complètes en dix volumes. Un choix de ses chroniques fut publié en 1986. Sa tenue et son comportement affichaient l’identité masculine traditionnelle de l’époque, ce qui reflétait son orientation sexuelle. Ses liaisons avec des femmes lui valurent des poursuites ; c’est à la suite du rapport du médecin légiste qu’elle fut mise en arrestation provisoire lors d’une procédure juridique et que Krafft-Ebing publia d’elle une étude de cas sous le titre de gynandria dans son ouvrage intitulé Psychopathia Sexualis.

REF. Gróf Vay Sándor munkái I-X (Œuvres complètes du comte Sándor Vay, 10 vol.), Budapest, Légrády, 1909 ; Régi magyar társasélet (L’Ancienne Vie de société hongroise), textes choisis et postfacés par Ágota STEINERT, Budapest, Magvető, 1986 ; Európa bál (Bal Europe), textes choisis et préfacés par Géza SZÁVAI, Budapest, Pont Kiadó, 2006 ; KRAFFT-EBING, Richard von : Pszichopathia Sexualiskülönös tekintettel a rendellenes nemi érzésre (Psychopathia Sexualis, en ce qui concerne notamment les orientations sexuelles anormales), Budapest, Nova, 1926, pp. 331-339 ; BORGOS, Anna : « Vay Sándor/Sarolta: Egy konvencionális nemiszerep-áthágó a múlt századfordulón » (Sándor/Sarolta Vay : une transgression des rôles sexuels traditionnels au dernier tournant du siècle), Holmi, février 2007, pp. 185-194.
Anna BORGOS